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À bas LE Wallon ! Ou comment une sphère publique belge plus forte peut briser les clichés
02·11·23

À bas LE Wallon ! Ou comment une sphère publique belge plus forte peut briser les clichés

Dave Sinardet, professeur en sciences politiques à la VUB et à l’UCLouvain / Saint-Louis Bruxelles, a publié un essai intitulé « Weg met dé Waal! Hoe een robuustere Belgische publieke sfeer ons kan bevrijden van communautaire clichés », que nous pourrions traduire par « À bas LE Wallon ! Ou comment une sphère publique belge plus solide pourrait nous libérer des clichés communautaires ». Il s’agit d’une version retravaillée de la préface rédigée pour le livre du secrétaire d’État fédéral Thomas Dermine : « Wallonie-Flandre, Par-delà les clichés », qui, lui, a été publié en néerlandais sous le titre : « Walen werken wél! », que l’on pourrait traduire par « Oui, les Wallons travaillent ! »

Temps de lecture : 7 minutes Crédit photo :

© MarkRubens via canvas.com

Dave Sinardet
Auteur⸱e
Fabrice Claes
Traducteur Fabrice Claes

« Monsieur Sinardet, qu’en pense la Flandre ? » Cette question, les médias francophones me la servent à intervalles réguliers. Des journalistes flamands, eux, me posent des questions tout aussi épineuses, comme : « Qu’en pensent les Wallons, monsieur Sinardet ? »

En Flandre, on me considère de temps à autre comme un expert de la Wallonie, tandis que les Belges francophones me voient plutôt comme un spécialiste de la Flandre. Tel est le lot de tout commentateur qui tente, dans un paysage médiatique linguistiquement traversé par un fossé linguistique, d’analyser la politique belge dans sa globalité. Quand tout est vu à travers un prisme communautaire, des deux côtés, on devient expert de ce qui se passe de l’autre côté. Cela dit, je ne m’en plains pas, car cette position m’offre un excellent aperçu des dynamiques au nord et au sud du pays, ainsi que dans la Belgique tout entière.

LE Flamand et LE Wallon

Cette anecdote personnelle a le mérite de révéler une évolution en partie positive : ces dernières années, les rédactions se demandent de plus en plus souvent ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique. Cela n’a pas toujours été le cas, comme je le constatais à l’époque où je menais des recherches sur les représentations mutuelles des deux communautés à travers les médias.

En effet, ils n’accordaient que peu d’attention à l’autre moitié du pays. Aussi, tant la télévision flamande que francophone ne parvenait à organiser des débats qu’entre responsables politiques de leur propre communauté, même lorsqu’ils traitaient de conflits aussi communautaires que la scission de BHV.

Par conséquent, les discussions restaient limitées aux visions des politiques d’une seule communauté, laissant les téléspectateurs à moitié informés.  Avant même l’avènement des réseaux sociaux et de leurs algorithmes, Flamands et francophones se retrouvaient donc enfermés dans une bulle de filtres communautaire.

« Les rédactions ont acquis le réflexe d’aller voir plus souvent ce qui se passait de l’autre côté de la barrière linguistique, mais le regard part malheureusement trop souvent encore de généralisations qui ne font que renforcer les clichés et les stéréotypes. »

Depuis lors, les rédactions ont acquis le réflexe d’aller voir plus souvent ce qui se passait de l’autre côté de la barrière linguistique. Cependant, comme le démontre également mon anecdote, le regard part malheureusement trop souvent encore de généralisations qui ne font que renforcer les clichés et les stéréotypes. Des questions telles que « Que pense la Flandre ? » ou « Que pensent les Wallons ? » s’appuient en effet sur la prémisse extrêmement simpliste qui voudrait que tout ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique forme un bloc homogène.

Légèrement agacé, j’aimerais répliquer à ces questions par : « Si c’est cela que vous voulez savoir, vous auriez dû inviter LA Flandre ou LA Wallonie ». Mais généralement la réponse correcte est que les Flamands ou les francophones sont divisés sur la question qui m’est soumise. Comme de nombreuses opinions publiques dans le monde le sont au sujet de nombreuses questions sociétales ou politiques. Une réalité à laquelle les médias, inconsciemment le plus souvent, ne rendent pas justice.

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Pour une sphère publique belge

Cette représentation partielle et donc partiale de l’autre communauté s’explique par l’absence de médias nationaux en Belgique. Tous nos médias s’adressent exclusivement aux Flamands ou aux francophones, ce qui nuit à l’existence d’un espace public belge à part entière, où les mêmes questions nationales pourraient être débattues sous les mêmes angles par les mêmes acteurs, permettant au public de connaître tous les points de vues.

Si l’on s’en réfère au philosophe allemand Jürgen Habermas, c’est problématique. Pour lui, l’existence d’une sphère publique collective est une condition sine qua non à la légitimité démocratique d’États ou d’autres niveaux de pouvoir. Par exemple, le développement d’une sphère publique européenne constitue à ses yeux la seule et unique manière de répondre au déficit démocratique de l’Union européenne. Les Européens devraient pouvoir s’informer de la même manière sur toutes les visions, toutes les perspectives et opinions liés aux politiques européennes. Autant dire que nous sommes encore à des années-lumière de cette utopie.

« Selon Habermas, l’existence d’une sphère publique collective est une condition sine qua non à la légitimité démocratique d’États ou d’autres niveaux de pouvoir. »

Bien entendu, nous ne sommes pas tenus d’être d’accord avec Habermas. On peut aussi constater que sa théorie sur la sphère publique reste coincée à l’époque où elle fut développée, à savoir lorsque l’État-nation (unilingue) constituait le centre indiscutable de la prise de décision politique. Et que cela nous plaise ou non, cette époque est révolue.

« Dire que Flamands et francophones ne s’entendent pas est le pire cliché qui soit »

Mais qu’est-ce que cela signifie pour la Belgique ? En tout cas, notre pays dispose d’une sphère publique à tous égards plus développée que celle de l’Europe. En effet, si la politique européenne n’intéresse honteusement que très peu les grands médias nationaux du continent, notre gouvernement fédéral, lui, suscite plus d’enthousiasme médiatique que les entités fédérées, et ce, malgré les nombreuses compétences dont ces dernières ont hérité de six réformes de l’État. Peu de Belges sont en mesure de citer le nom des différents commissaires européens, mais les francophones de notre pays sont au courant des politiques menées par des ministres fédéraux comme Alexander De Croo, Frank Vandenbroucke ou Vincent Van Peteghem. Sans doute davantage que de celles menées par des ministres wallons ou bruxellois. Quant aux Flamands, ils connaissent mieux Paul Magnette, Georges-Louis Bouchez, Sophie Wilmès ou Thomas Dermine que les poids lourds européens.

« Si la politique européenne n’intéresse malheureusement que très peu les grands médias du continent, notre gouvernement fédéral, lui, suscite plus d’enthousiasme médiatique que les entités fédérées. »

Cependant, notre pays ne dispose pas d’une sphère publique à part entière telle qu’elle existe dans de nombreux pays unilingues. En effet, même si bon nombre de décisions cruciales se prennent encore au niveau fédéral en Belgique, le débat politique et sociétal à leur sujet se déroule souvent de manière séparée et différente dans chaque communauté linguistique, avec tous les clichés que cela entraîne. Nul besoin d’être un Habermas pour comprendre que d’un point de vue démocratique, cette situation soulève quelques questions.

Des questions qu’il convient de dissocier des visions politiques sur l’avenir que l’on souhaite pour l’organisation de notre État. Quand bien même nous estimerions que la Belgique devrait léguer davantage de compétences aux entités fédérées, ou même qu’elle devrait disparaître, il importe entretemps que le débat sur ce qui doit encore se décider au niveau fédéral, et sur la direction que doit prendre la Belgique, se déroule de la façon la plus ouverte, la plus claire et la plus rationnelle possible. Pour ce faire, chaque citoyen doit avoir accès à une large palette d’informations, d’analyses et d’opinions pour pouvoir se forger une opinion bien réfléchie, sans se retrouver bloqué par la frontière linguistique. Aujourd’hui, nous sommes encore loin du compte.

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Une question de responsabilité politique

Mais bien plus que les médias, ce sont les politiques qui sont à blâmer. Combien de fois n’ai-je pas entendu des journalistes flamands se plaindre des politiques francophones qui déclinent leurs invitations ? À peu près autant de fois que j’ai entendu des journalistes francophones se lamenter des politiques flamands, tout aussi aussi injoignables que récalcitrants.

Malheureusement, même des membres de l’exécutif fédéral jugent qu’il n’est pas important de participer au débat public des deux côtés de la frontière linguistique, alors qu’ils prennent des décisions qui influencent la vie des 11 millions de Belges. Bien sûr, traverser la frontière linguistique ne leur rapporterait que peu de bénéfices aux prochaines élections, étant donné que la Belgique ne connaît presque aucun parti national et que, par conséquent, les politiques ne doivent convaincre que les électeurs de leur propre communauté linguistique. Mais pour des décideurs dotés du sens des responsabilités, cela ne devrait rien changer à l’affaire, d’autant plus que cette réticence à rencontrer les habitants de l’autre partie du pays contribue à la prolifération des clichés et des stéréotypes.

« Les politiques sont à blâmer. Combien de fois n’ai-je pas entendu des journalistes flamands se plaindre des politiques francophones qui déclinent leurs invitations ? »

Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas la faute de Thomas Dermine. De tous les francophones du gouvernement fédéral, c’est lui qui parle le plus couramment néerlandais. Et surtout, contrairement à nombre de ses camarades de parti, il utilise régulièrement ce talent pour échanger dialoguer avec des Flamands.

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Avec son ouvrage sur les différences économiques entre le nord et le sud de notre pays, Dermine fait un pas supplémentaire et précieux, sur la voie du dialogue intercommunautaire. En diffusant exactement le même texte au même moment dans les deux grandes langues du pays, il contribue, consciemment ou non, au renforcement de notre faible sphère publique belge, qui en a grandement besoin.

Ironiquement, les titres varient en fonction de la langue : d’un côté, un gentil « Wallonie-Flandre, Par-delà les clichés », et de l’autre, un provocateur « Walen werken wél! » (Oui, les Wallons travaillent !) Mais, dès la première page, le texte à lire est rigoureusement le même. Si le lecteur veut en prendre la peine, car il s’agit indubitablement de l’un des ouvrages les plus étayés et les plus chiffrés qu’un politique belge ait eu l’occasion de publier ces derniers temps. Ce qui n’est pas un exploit, hélas, vu le niveau de la concurrence.

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Pensée unique

Bien entendu, aussi bien construit soit-il, ce livre reste un écrit politique qui, par définition, délivre un message politique explicite. Il est donc légitime qu’il prête le flanc aux questions, aux remarques et aux critiques. C’est ce que j’ai fait, d’ailleurs, lors de ma lecture, comme je le fais avec des visions flamandes sur les différences socio-économiques entre la Flandre et la Wallonie.

L’intention de Dermine, c’est avant de tout lutter contre les poncifs sur l’économie wallonne. Des poncifs bien vivants auprès du public flamand, mais également chez les Wallons eux-mêmes. C’est ce qui explique pourquoi ce Carolo semble vouloir tout aussi bien persuader les Wallons de son message. Cela n’a évidemment rien d’étonnant, de la part d’un politique qui entend bien occuper une place importante sur une liste de la plus grande circonscription électorale wallonne.

« Thomas Dermine ne s’attaque pas aux stéréotypes francophones au sujet de la Flandre. Il serait beau de voir un personnage politique flamand pallier ce manque en sortant un deuxième volume du même acabit dans les deux langues. »

Il est dommage que Thomas Dermine ne s’attaque pas aux stéréotypes francophones au sujet de la Flandre. Il serait beau de voir un personnage politique flamand pallier ce manque en sortant un deuxième volume du même acabit dans les deux langues. Ou, mieux encore, pourquoi un responsable politique flamand ou francophone ne démonterait-il pas d’un seul mouvement les clichés des deux communautés ?

En effet, que sa vision politique de l’avenir du pays tende au séparatisme, à l’unitarisme ou à une sorte d’entre-deux, un véritable intellectuel ne devrait jamais se satisfaire de parvenir à ses fins en créant ou en entretenant des clichés ou d’autres généralisations.

En attendant, il serait bon que toute personne qui ne serait pas (tout à fait) d’accord avec le livre de Dermine y réagisse vigoureusement. Sur le plan du contenu. Et de préférence dans les deux langues, ce qui ne ferait qu’enrichir ce débat important pour notre pays. Tout le monde pourrait ainsi se forger une opinion basée sur la connaissance préalable de tous les points de vue, au-delà de la pensée unique communautaire. Ainsi, de mon côté, je me réjouirai de ne plus avoir aussi souvent à expliquer ce que pense « le Flamand » ou « le Wallon ».

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