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En 1960, l’avortement était déjà possible en Belgique… si le père était africain
03·08·22

En 1960, l’avortement était déjà possible en Belgique… si le père était africain

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

Image par H. Hach de Pixabay

Auteur⸱e
Noëlle Michel
Traducteur⸱trice Noëlle Michel

Trente ans avant que la Belgique n’autorise l’avortement, gouvernement et parquets ont pourtant admis une exception : les femmes belges rentrées au pays après la proclamation d’indépendance du Congo pouvaient se faire avorter sans risquer de poursuites, car « l’arrivée d’un mulâtre était pire que le curetage ». C’est ce qui ressort de documents d’archives récemment exhumés.

Pour la première fois, des documents montrent comment, en juillet 1960 et dans le plus grand des secrets, l’État belge a rendu possible l’avortement de femmes qui revenaient de l’ancienne colonie et attendaient un enfant métis, conçu avec un homme africain. Pourtant, en Belgique, toute interruption de grossesse est restée passible d’une peine jusqu’en 1990.

Les ministres démocrates-chrétiens belges se sont entendus avec les parquets à ce sujet, en soulignant que toute communication sur ce point devait se faire de vive voix, « compte tenu de la nature délicate de cette affaire ». Si cette information confidentielle fait parler d’elle aujourd’hui malgré ces précautions, c’est en raison de deux documents issus des archives du Premier ministre chrétien-démocrate de l’époque, Gaston Eyskens, qui ont été exhumés par l’historien belge Frank Gerits (université d’Utrecht).

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« Plus encore que l’opération en elle-même, c’est surtout la justification raciste qui est frappante », explique Gerits, qui a fouillé les archives dans le cadre d’un projet de livre qu’il publiera l’an prochain. « L’objectif des ministres et magistrats impliqués n’était pas tant d’aider des femmes traumatisées, que d’empêcher la naissance de métis. »

Le premier document est une lettre du ministre de la Santé et de la Famille de l’époque au Premier ministre, Gaston Eyskens. Elle faisait suite à une concertation avec le ministre de la Justice et les procureurs généraux, lesquels avaient promis de ne pas poursuivre les femmes rentrées en Belgique après la proclamation de l’indépendance du Congo le 30 juin 1960 et qui procéderaient à une interruption volontaire de grossesse. Tous les magistrats devaient en être informés et quatre universités devaient mettre en place des centres spéciaux destinés aux avortements. « Tout s’est fait oralement. »

« La Belgique, c’est-à-dire en premier lieu le gouvernement, souhaite qu’aucune naissance ne résulte des actes de violence commis au Congo. »

Le gouvernement a en outre associé l’Église catholique à ce plan. Le cardinal Suenens a déclaré l’avortement interdit en toutes circonstances, mais Raymond Scheyven, ministre des Colonies, a consulté quelques prêtres qui ont jugé l’intervention médicale justifiée.

Le cabinet du Premier ministre Eyskens a ensuite émis une note contenant les instructions « relatives aux viols et violences au Congo ». Une série documentaire sur les métis diffusée sur Canvas raconte l’histoire d’enfants nés de mères africaines et de pères belges. La Belgique a arraché ces soi-disant « enfants du péché » à leurs familles et les a placés dans des orphelinats et des familles adoptives en Belgique, souvent dans de mauvaises conditions.

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Dans le chaos qui a accompagné l’indépendance, les journaux belges préféraient pourtant publier des articles sur les actes de violence perpétrés à l’encontre des Belges et les viols collectifs de femmes belges par des hommes congolais, burundais ou rwandais. La note du cabinet Eyskens précise « que la Belgique, c’est-à-dire en premier lieu le gouvernement, souhaite qu’aucune naissance ne résulte des actes de violence commis au Congo ».

D’un point de vue moral, cette « position catholique » reposait sur l’idée que « la perturbation de l’intégrité et de l’ordre de la famille par l’arrivée d’un mulâtre [terme offensant pour désigner un métis, NDR] était pire que le curetage (avortement ou meurtre) ».

Le projet de civilisation belge

Ces deux documents ne permettent pas de déterminer si des avortements ont réellement eu lieu ou non. Métis et historiens réclament depuis longtemps que toutes les archives soient rendues publiques. À tout le moins, ces pièces sont révélatrices de la façon dont notre pays percevait les métis à l’époque.

« L’avortement était condamnable, mais moralement juste s’il pouvait empêcher la naissance d’un métis », décrypte Gerits. On doit à l’ancien Premier ministre Joseph Pholien (PSC-CVP), également surnommé le père de la doctrine coloniale belge, cette « boutade » bien connue : « Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis. » En 2019, le Premier ministre de l’époque, Charles Michel (MR), a présenté des excuses aux métis au nom de la Belgique.

« Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis. »

Cinq enfants métis poursuivent aujourd’hui l’État belge pour crimes contre l’humanité. Il y a quelques jours, ils ont annoncé qu’ils allaient faire appel, après avoir perdu leur procès en première instance. L’un de leurs avocats a été entendu récemment par la Commission d’enquête parlementaire sur le passé colonial de la Belgique. Pour Frank Gerits, la politique belge envers les métis, y compris l’affaire des avortements sous Gaston Eyskens, est emblématique de ce passé.

« Le fait que des ministres catholiques aient été disposés non seulement à faire preuve d’indulgence envers un péché soi-disant grave, mais aussi à faciliter un acte illégal, démontre la nature explicitement raciste du projet de civilisation officiel de la Belgique », souligne Gerits.

Des informations inédites

L’arrangement du gouvernement belge et les arguments sur lesquels il repose sont des informations inédites, y compris pour les six experts consultés par De Morgen et Gerits. « J’ai entendu des rumeurs concernant les avortements », précise Bambi Ceuppens, anthropologue à l’AfricaMuseum.

Combien de femmes belges ont-elles été violées à l’époque ? Nul ne le sait exactement. « Une part infime des plus ou moins 10 000 femmes qui sont revenues du Congo », a écrit le ministre de la Santé et de la Famille à Eyskens. Une commission d’enquête a été mise sur pied à l’époque, mais notre pays n’a jamais publié son rapport de synthèse. D’après l’historien Rudi Van Doorslaer (UGent), la Belgique s’y est refusée, car ce rapport aurait mis en évidence que la violence n’était pas le fait de la population ou du gouvernement de Lumumba : elle était causée par la profonde rancune des soldats noirs, qui visait spécifiquement les officiers belges et leurs partenaires.

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« Il est clair que le gouvernement belge pouvait difficilement brandir un tel rapport à l’étranger pour justifier son intervention militaire », écrit Van Doorslaer. Durant le conflit d’indépendance et ses suites, les allégations de violences sexuelles ont en effet servi d’argument rhétorique pour légitimer la répression et les interventions.

Peter Verlinden, ancien journaliste à la VRT qui a aussi pu lire une grande partie du rapport au début des années 2000 et a mené des dizaines d’entretiens avec des coloniaux, estime néanmoins à environ un millier le nombre de femmes belges violées. Lui non plus ne connaissait pas l’existence de ces documents provenant des archives d’Eyskens, mais il a des raisons de penser que les plans du gouvernement ont été mis en œuvre. « Le rapport d’enquête que j’ai pu consulter indique que les femmes revenues du Congo ont subi des examens médicaux et ont été prises en charge quand leur état le nécessitait. »

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