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De Wever et le wokisme : le livre d’un élu politique en fin de carrière
07·03·23

De Wever et le wokisme : le livre d’un élu politique en fin de carrière

Bart Eeckhout est le rédacteur en chef du quotidien De Morgen.

Temps de lecture : 7 minutes
Bart Eeckhout
Auteur
Guilhem Lejeune
Traducteur Guilhem Lejeune

Après les discours, le livre : le président de la N-VA, Bart De Wever, vient grossir les rangs des faiseurs d’opinion qui alertent la population sur la chape de plomb « wokiste » qui risque d’étouffer la société libre. Une question essentielle reste pourtant sans réponse : quel est le problème, au juste ?

« Allez-vous prendre contact avec les organisateurs afin de vous assurer que les festivités ne seront entachées par aucune caricature raciste ou antisémite ? » Il s’agit là de l’une des questions portant sur le carnaval d’Alost que le député Simon Moutquin (Ecolo) comptait poser à la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), au début du mois dernier. L’emploi du passé est de mise, car il n’y est jamais parvenu. En effet, Ecolo a précipitamment retiré ses questions lorsque l’agitation s’est emparée de l’assemblée et que les verts se sont eux-mêmes rendu compte que l’idée de censure préventive est en contradiction avec le principe de la liberté d’expression.

Voilà l’un des rares « incidents woke » recensés dans notre pays : trois questions parlementaires d’Ecolo qui n’ont même pas été posées. S’il s’était produit quelques semaines plus tôt, nul doute qu’il aurait été repris dans Over woke (« Du wokisme », non traduit), le nouveau pamphlet du président de la N-VA, Bart De Wever. Car il faut bien reconnaître que Simon Moutquin témoigne de cette propension hypersensible, que leurs détracteurs reprochent aux « adeptes du wokisme », à vouloir brider les prises de position susceptibles de choquer. Ce type de wokisme existe donc bel et bien. Quand bien même, quelle importance ?

Le problème est immense, répond Bart De Wever. Le fait d’être « woke » peut se définir, de manière neutre, comme la conscience que certaines catégories sociales sont structurellement défavorisées ou désavantagées, ou comme un état de vigilance face à ces différences de traitement. La définition de Bart De Wever est bien plus négative. Il évoque « une idéologie qui prétend “réveiller” les citoyens face aux griefs de tout un ensemble de groupes victimaires dans la société. En réalité, elle se manifeste par la criminalisation de la civilisation occidentale et la glorification de tout ce qui peut lui porter atteinte. »

Les universités flamandes ne sont pas si « woke » qu’on le dit

Pour appuyer son point de vue, Bart De Wever inscrit le récent mouvement woke dans un cadre plus global d’« autodestruction postmoderne » qu’il affirme observer au quotidien dans la presse et les universités flamandes. Un postmodernisme, selon lui, « quasiment érigé en pensée unique à gauche et donc dans nos médias dits de qualité, dans les sciences humaines au sein de nos universités et dans le discours des personnalités influentes de la sphère culturelle. » Ce prêt-à-penser de gauche a détruit tout ce qui forge notre identité, estime-t-il. Notre histoire a été salie, notre identité sacrifiée sur l’autel du cosmopolitisme, notre enseignement dévoyé, et à présent, les « wokistes » s’en prennent également à notre liberté, au nom du respect des sensibilités des minorités.

Le problème, c’est que ce tableau ne reflète pas la réalité. C’est au contraire le camp conservateur ou de droite qui, depuis quelque temps, est en train de remporter la bataille culturelle, y compris en Flandre. Pour preuve : ce sont les détracteurs du wokisme qui décident de ce qui peut faire débat ou non.

Roald Dahl

Un exemple tiré de l’actualité récente : la maison d’édition britannique Puffin a annoncé son intention de gommer certains stéréotypes des ouvrages de littérature jeunesse de l’écrivain emblématique Roald Dahl, ce qui a provoqué un tollé international. Une idée folle, largement condamnée, mais qui, selon les voix critiques, constitue une conséquence caractéristique de la « censure woke ». Il s’est avéré, en définitive, qu’il s’agissait d’une tempête dans un verre d’eau, que cette entreprise était davantage motivée par la recherche du profit que par une hypersensibilité. D’ailleurs, l’éditeur a très vite rétropédalé.

Le contraste est saisissant avec le peu de cas qui est fait de la mise à l’index — bien réelle, celle-là —, ordonnée par des autorités conservatrices et religieuses, de nombreux livres pour enfants dans des centaines de bibliothèques scolaires aux États-Unis. En Floride, cette opération de censure à grande échelle a même été inscrite dans la loi. N’y a-t-il pas urgence à tirer la sonnette d’alarme contre cette politique de l’effacement purement idéologique ? Bart De Wever n’en a pas dit un mot. Il est quelque peu contradictoire d’entendre des faiseurs d’opinion issus de la droite et du camp conservateur affirmer — dans les grands médias — qu’ils ne peuvent plus rien dire. Bart De Wever lui-même semble n’avoir aucun mal à oublier que c’est bien lui, et non de quelconques militants de gauche, qui impose les thèmes dominants du débat public depuis une quinzaine d’années. Le costume de résistant en chef à l’establishment sied mal à un homme qui préside le plus grand parti du pays, dirige la ville la plus importante de la Région flamande et est la figure de proue d’un parti qui siège au gouvernement flamand sans interruption depuis 2004.

Les livres de Roald Dahl réécrits : « Il doit se retourner dans sa tombe »

Citations très contestables

Le déphasage du discours tenu par Bart De Wever transparaît dans le regard qu’il porte sur l’émission L’histoire de la Flandre. Au travers d’un florilège de citations très contestable, le président de la N-VA entend démontrer que « les médias », et le gratin de gauchistes postmodernes qui y sévissent, s’en prennent unilatéralement à ce programme populaire. Or, c’est tout le contraire qui est vrai. Certains historiens se montrent certes critiques, mais d’autres sont d’ardents défenseurs de l’émission, qui suscite en réalité des débats animés et passionnants. Les journaux ne savent d’ailleurs plus où caser les longs articles dithyrambiques sur ce succès d’audience. Même Marc Van Ranst en est fan — à juste titre, soit dit en passant.

On peut donc considérer L’histoire de la Flandre comme un triomphe pour l’édification nationale ou la formation communautaire chères à Bart De Wever. Certaines voix continuent certes de se crisper à chaque évocation de la « Flandre », mais elles sont désormais bien plus nombreuses à ne rien trouver à y redire. Une réussite qui ne cadre manifestement pas avec le tableau brossé par la N-VA.

Il serait par ailleurs intéressant de savoir comment Bart De Wever a reçu cette émission. Car ce qu’ont vu les téléspectateurs ne correspond pas toujours, loin de là, à la vision qu’il appelle de ses vœux, celle de « l’histoire comme un grand récit où les grandes figures de l’époque donnaient encore le ton ». Le programme fait également la part belle aux petites gens ; certains mythes nationalistes, de la Bataille des Éperons d’Or aux soldats du front, sont revus et corrigés ; une féministe tombée dans l’oubli, Emilie Claeys, y est même mise à l’honneur. D’aucuns s’aventureraient presque à dire qu’on frise le wokisme… Le parallèle n’est pas aussi incongru qu’il n’y paraît. À tout prendre, la différence n’est pas si profonde entre le mouvement flamand historique d’alors et le mouvement woke d’aujourd’hui. Dans les deux cas, il s’agit d’un groupe qui estime être l’objet de discrimination et exige d’avoir voix au chapitre. Dans les deux cas, on a une frange tapageuse et extrémiste et, dans les deux cas aussi, un establishment qui campe sur ses positions et rejette les voix dissidentes, accusées d’être des fauteurs de troubles. Ce n’est pas un hasard si l’ancienne Volksunie et une partie de l’ancienne N-VA éprouvaient une grande sympathie pour les militants progressistes des mouvements de défense de la Palestine, de la paix ou de la nature.

La VRT diffuse l’émission L’histoire de la Flandre : de la propagande nationaliste ?

En effet, on ne saurait nier l’existence d’un mouvement qui conteste les discriminations. Il est tout aussi vrai que de nouvelles voix mettent l’accent sur d’autres aspects. Il arrive que cette confrontation produise des étincelles, on observe parfois des excès et des revendications déraisonnables, mais on les entend tout autant à l’autre extrémité du spectre social. Dans une communauté qui fonctionne bien, la contradiction et le changement ont toute leur place. Dans les passages plus nuancés de son opus, Bart De Wever va d’ailleurs dans ce sens. Il admet par exemple ne pas être contre le déboulonnage des statues de Léopold II et estime que toute personne doit avoir la liberté d’être elle-même. En tant que bourgmestre d’Anvers, il reçoit par ailleurs sans le moindre problème, depuis quelques années, un saint Nicolas accompagné de pères Fouettards barbouillés de suie. Pourtant, c’est une tonalité sombre qui domine Over woke. « Le mécontentement grandit dans la population », avertit Bart De Wever. « Après des décennies de prospérité croissante, l’avenir proche s’annonce particulièrement incertain et menaçant. Les conséquences du postmodernisme qui marque notre culture intellectuelle et politique […] sont vécues par de plus en plus de citoyens comme une trahison de l’élite administrative dont ils font les frais. La colère gronde. La montée en puissance du wokisme met le feu aux poudres […]. » Le mouvement pour le climat est régulièrement accusé de tenir un discours apocalyptique, parce que ses partisans mettent en garde contre le réchauffement de la planète. Mais pour ce qui est de la lutte contre le wokisme, le catastrophisme ne connaît manifestement aucune limite. Le prédicateur moralisateur n’est pas forcément celui qu’on croit…

Over woke est donc le pendant intellectuel de Over identiteit (« De l’identité », non traduit), le précédent ouvrage de Bart De Wever. Si ce dernier propose un exposé passionné et assertif sur la formation d’une identité flamande inclusive, Over woke est empreint de morosité et de noirceur. La société que Bart De Wever entendait façonner dans Over identiteit est au bord de l’effondrement dans Over woke. Il faut dire que les deux livres s’inscrivent dans une temporalité différente : le premier a été écrit par un responsable politique qui n’avait pas encore perdu d’élections, le second par un homme qui a connu les défaites.

Cette tonalité sombre constitue précisément la clé de compréhension de ce livre. Le responsable politique qui s’y exprime sent la fin de sa carrière approcher et est forcé de constater, rétrospectivement, que son grand projet de société — l’avènement dune Flandre (plus) indépendante — n’a pas avancé d’un iota. La manière dont le gouvernement flamand, sous la direction de la N-VA, gère la communauté, ne donne pas non plus beaucoup de motifs de fierté. Se défausser sur un ennemi extérieur aux contours flous s’avère alors bien pratique. C’est « leur » faute, qui que cela puisse bien désigner.

Ennemi invisible

Rien de nouveau sous le soleil de l’histoire politique. On explique aux habitants de la Flandre rurale qui se sentent dépossédés de leur identité qu’ils ne doivent pas diriger leur colère contre la politique, mais contre le wokisme. Une stratégie qui pourrait bien faire mouche : exciter la haine et la peur, y compris à l’égard d’un ennemi invisible, est une arme politique dont la puissance n’est plus à démontrer. En Flandre, les preuves de l’existence de cet ennemi restent néanmoins bien minces.

Certains épisodes de la série FC De Kampioenen ont été supprimés (une décision annulée par la suite), des toilettes de genre neutre ont été installées à l’Université de Gand, la vidéo de deux enseignantes de l’Université d’Anvers filmées alors qu’elles tenaient des propos déplacés a provoqué des remous… et c’est à peu près tout. Reste évidemment l’argument selon lequel ceux qui ne veulent pas voir le problème font partie du problème. Ironie du sort : il est également employé par les wokistes radicaux

Les débats sur le wokisme se heurtent d’ailleurs souvent à ce type de paradoxes savoureux. Pris par la même panique morale que Bart De Wever, quelques universitaires ont ainsi mis sur pied le service « Hypatia », qui permet de « signaler les incidents liés au wokisme dans les hautes écoles et universités ». Autrement dit, un point de contact visant à protéger la liberté d’expression. Les instigateurs du projet ne voient-ils pas qu’il y a là une contradiction flagrante ? Selon nos sources, aucun incident n’aurait été signalé à ce stade.

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