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La « théorie du donut », un modèle économique d’avenir ?
07·01·21

La « théorie du donut », un modèle économique d’avenir ?

Temps de lecture : 7 minutes Crédit photo :

(cc) Bru-nO via Pixabay

Amsterdam s’était déjà convertie, et Bruxelles a suivi. La « théorie du donut » de Kate Raworth a le vent en poupe dans les villes désireuses de réduire leur empreinte écologique. Le modèle économique d’avenir ?

La durabilité réside parfois dans les petites choses du quotidien. Prenez des rideaux, par exemple. Dans le quartier amstellodamois de Gaasperdam, des femmes défavorisées apprennent, durant des leçons de couture, à faire baisser leur facture énergétique en joignant un matériau isolant au tissu avec lequel elles confectionnent les rideaux.

Le projet s’inscrit dans le cadre du tout premier « donut-deal » conclu à Amsterdam. Et ne vous y méprenez pas : le fameux beignet sucré n’a rien à voir là-dedans. Le donut renvoie en réalité à un concept défini par l’économiste britannique Kate Raworth, de l’université d’Oxford, selon lequel le monde doit mettre le cap vers un nouveau modèle économique qui repose sur la durabilité et l’inclusion sociale. La capitale néerlandaise a été la première à mettre la théorie en pratique à l’échelle urbaine, et Bruxelles figure parmi les autres villes qui l’ont embrassée dans la foulée.

Contour extérieur et cercle intérieur

L’idée, qui a fait l’objet d’un livre de Kate Raworth en 2017, revient à dire que l’activité économique ne peut excéder la capacité d’absorption de la planète, tout en garantissant une vie digne de ce nom au plus grand nombre possible. La capacité d’absorption est le contour extérieur du donut, tandis que le cercle intérieur représente la justice sociale. En raison du modèle de croissance actuel, le mur extérieur risque de s’effondrer, tandis que l’étau se resserre autour de l’anneau intérieur, la faute aux inégalités et à la surexploitation. Tout le défi consiste à rester dans la zone viable du donut.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le concept a trouvé de l’écho. Le livre de Kate Raworth, intitulé « Doughnut economics » (la Théorie du Donut, en français), a été traduit en pas moins de dix-huit langues. Le Financial Times, Forbes et le cabinet de consulting McKinsey l’ont repris dans leur présélection du livre économique de l’année. Afin de promouvoir sa théorie, l’auteure a écumé la planète, enchaînant conférences, débats télévisés et autres présentations à tour de bras. Elle a entre-temps créé une organisation visant à la mettre en pratique : le Doughnut Economics Action Lab (DEAL).

De Séoul à Rio

« Le nombre de personnes qui me contactent ne cesse de m’étonner », avait confié la principale intéressée à Het Laatste Nieuws il y a trois ans de cela. « Partis politiques, chefs d’entreprise, urbanistes, professeurs, mouvements étudiants, la liste est longue. Les gens ont manifestement soif d’idées nouvelles. »

Barbara Trachte (Ecolo), secrétaire d’État à la Transition économique de la Région de Bruxelles-Capitale, est l’une des personnalités politiques acquises à la cause. Et elle entend bien faire de Bruxelles une ville-donut. « Notre système économique actuel se heurte à ses limites », prévient-t-elle. « Nous avons atteint le plafond, tant en matière d’inégalités sociales que d’empreinte écologique. Le livre de Kate Raworth m’a vivement intéressée, et je souscris à son idée selon laquelle l’économie doit répondre à des besoins humains de base, sans pour autant saccager la planète. L’ouvrage aborde la question à l’échelle mondiale, mais les villes font office de laboratoires à ciel ouvert pour le modèle prôné. »

Et force est de constater que la liste des agglomérations qui voient en l’économiste britannique une source d’inspiration ne cesse de s’allonger. Berlin et Cambridge ont ainsi sauté dans le wagon. Séoul, Copenhague et Rio de Janeiro observent les expériences d’Amsterdam avec intérêt. Jennifer Drouin, community manager de la « Coalition du donut d’Amsterdam » (Amsterdam Donut Coalitie), est constamment sollicitée pour des interviews et autres consultations. C’est avec un enthousiasme contagieux qu’elle évoque son mouvement, un groupe de quatre cents Amstellodamois ordinaires qui tentent de changer leur ville par le bas. Le projet est né d’une collaboration entre la Hogeschool van Amsterdam (HvA), l’Amsterdam Economic Board et le Pakhuis De Zwijger, un centre de rencontre axé sur l’innovation. Si l’administration communale fait partie des partenaires invités, elle ne se trouve pas à l’origine de l’initiative.

Vie de quartier dans les limites du donut

« Régulièrement, des groupes se réunissent afin de discuter des initiatives possibles », explique Jennifer Drouin. « Nous tentons de convaincre chaque citadin.e de se loger, de consommer et de vivre une vie de quartier dans les limites du donut. La sensibilisation représente le gros de notre mission, car l’économie du donut est loin d’être connue de tous. Notre coalition veille également à ce que des personnes actives dans tel ou tel domaine joignent leurs forces, afin que le mouvement prenne de l’ampleur. »

En un an d’existence, la Coalition compte trois actions à son actif. Outre le projet lié aux rideaux (« smart window dressing »), elle a mis sur pied une collecte de restes de nourriture qui permet d’alimenter un digesteur de biomasse, et créé la Quick Fix Brigade, qui vise à rendre quinze immeubles moins énergivores grâce à des mesures simples. Pour l’instant, c’est le district du Zuidoost qui a accueilli les trois projets.

Et maintenant, les 99% restants

« Impliquer tout le monde relève de la gageure », admet Mme Drouin. « Le réseau rassemble pour l’instant les 1% de gens sensibles à la question de la durabilité, prêchant ainsi des convaincus. Les 99% restants ne sont pas faciles à atteindre. Il arrive que l’on se heurte à des réticences. Tout le monde n’est pas forcément prêt à entendre que la croissance ne peut se poursuivre à l’infini. Bruxelles doit également tenir compte de ce risque ; celui de devenir une bulle. »

Une coalition a aussi vu le jour au sein de la capitale de l’Europe. L’asbl Confluences, forte d’une grande expérience en matière de projets locaux, coopère avec l’ICHEC, l’école de gestion bruxelloise, et le laboratoire de recherche de Kate Raworth. La Région a dégagé 145.000 euros pour le projet, dont une petite partie est destinée à l’organisation de l’économiste, en rétribution de conseils méthodologiques. Environ trois cents Bruxellois souhaitant se joindre aux réflexions se sont inscrits sur la plateforme www.donut.brussels. Pour l’heure, si le site bruxellois est bien moins dynamique que le pendant néerlandais, la pandémie y est pour beaucoup : les réunions physiques sont impossibles, et tout se déroule en ligne.

Barbara Trachte : « Nous devrons identifier avec précision ce qu’il y a lieu de changer afin d’évoluer entre les deux anneaux du donut. Le fruit de cette analyse sera une sorte de photographie de l’état actuel des choses. Nous pourrons alors discerner les points forts et les points faibles. » Le but est de publier le portrait de Bruxelles d’ici au printemps ou, crise sanitaire oblige, un peu plus tard.

De l’urine comme engrais

Amsterdam a également eu droit à son portrait. Un diagramme que l’échevine Marieke van Doorninck (GroenLinks) a qualifié de « selfie de la ville ». Et les surprises sont au rendez-vous. On y apprend notamment que 3.500 Ghanéens sont soumis au travail forcé dans des plantations de cacaoyers. Le cacao obtenu transite ensuite par Amsterdam, qui n’est autre que le plus grand port cacaoyer au monde. La méthode du donut de Kate Raworth révèle également ce genre de vérités dérangeantes au grand jour. Faut-il pour autant cesser d’importer du cacao, afin de ne pas nous écarter du donut ? Quid, dans ce cas, des travailleurs amstellodamois qui perdraient leur emploi et basculeraient peut-être de l’autre côté du plancher social ?

L’Amsterdam Donut Coalitie n’a, à ce jour, pas encore de réponses à ces questions. « Nous préférons nous focaliser sur les possibilités qu’offre une approche durable, plutôt que sur les risques qu’elle comporte », affirme Jennifer Drouin. Il faut dire que de telles questions sont relativement éloignées du quotidien concret de la plupart de nos membres. « Nous nous concentrons sur des choses pratiques », ajoute-t-elle. « Des pantalons, par exemple : nous recyclons de vieux jeans, afin de moins dépendre de la Chine. Nous impliquons également des hôtels dans des projets de quartier pour lutter contre le gaspillage alimentaire. La pratique l’emporte sur la théorie. L’approche amstellodamoise consiste à suivre les flux d’énergie. À tenter de rassembler des gens motivés, qu’ils proviennent d’une université, d’une école, d’une start-up ou des pouvoirs publics.

La commune d’Amsterdam a également intégré la théorie du donut dans un plan d’action visant à devenir une « ville complétement circulaire » à l’horizon 2050. La cité compte diviser sa consommation de matières premières par deux d’ici 2025, année où la ville soufflera ses 750 bougies. Aujourd’hui, deux cents projets précis sont déjà à l’œuvre en vue de rendre cet objectif possible. Citons notamment des initiatives remarquables telles que GreenPee, qui transforme l’urine en fertilisant, et l’aménagement d’un « parc vertical » dans une ancienne prison.

Liens privilégiés entre l’économiste et Amsterdam

Jennifer Drouin précise que les liens privilégiés entre la capitale néerlandaise et Mme Raworth ne datent pas d’hier, ce qui a évidemment facilité la collaboration. En effet, des années avant la parution de son best-seller, Raworth y avait déjà organisé un atelier sur les nouveaux paradigmes de la croissance. L’un de ses conseillers est Ruurd Priester, entrepreneur social et « intendant » de la Coalition amstellodamoise du Donut. Kate Raworth est d’ailleurs rattachée à la Hogeschool van Amsterdam. Ce terreau fertile, qui fait défaut à Bruxelles, donne une dimension supplémentaire au projet chez nos voisins du nord. « Mme Raworth n’a jamais mis les pieds à Bruxelles, mais nous avons discuté avec elle par visioconférence », indique Barbara Trachte.

Selon cette dernière, le projet du donut sera porteur d’opportunités. « Le dilemme entre choix durables et objectifs sociaux se pose de moins en moins. Certaines entreprises adaptent leurs ambitions climatiques de leur propre chef. Les investissements peuvent avoir des effets bénéfiques, tant sur l’emploi que sur l’environnement. D’autant plus que l’Union européenne suit à présent la même voie avec le Pacte vert. Des grandes entreprises établies à Bruxelles, telles que Solvay, sont de plus en plus convaincues par les bienfaits du modèle.

Influencer les habitudes des citoyens

Reste que le parcours est semé d’embûches, et Barbara Trachte n’est pas sans l’ignorer. À l’instar d’Amsterdam, Bruxelles dépasse les bornes environnementales. En cause : la pollution, le trafic automobile et les émissions de gaz à effet de serre. Dans le même temps, le chômage et la précarité précipitent de nombreux Bruxellois vers le plancher social. Mais la secrétaire d’État estime que cet élan apportera son lot de nouvelles perspectives. « Prenez la consommation, par exemple. Celle-ci engendre des émissions indirectes qui sont bien plus élevées que les émissions directes causées par la circulation et l’industrie. Nous pouvons faire le choix d’une consommation locale et d’une production plus proche du consommateur. La qualité des produits et l’élasticité de l’économie y gagneraient toutes les deux. La crise sanitaire que nous vivons nous révèle l’importance d’être moins tributaires d’autres pays. Dans tous les domaines, les citoyens se mettent à réfléchir à l’impact social et écologique de leur consommation, qu’il s’agisse d’un smartphone ou d’un pain.

En tant qu’autorité publique, il n’est pas facile d’influencer les habitudes de consommation des citoyens, reconnaît Mme Trachte. Il n’empêche que certains outils permettent de mettre Bruxelles sur les bons rails. « Le pouvoir public peut évidemment lui-même consommer autrement. Nous voulons également que toutes les entreprises bruxelloises deviennent de véritables chantres de la transition climatique. Nous pouvons les accompagner dans cette démarche, par exemple à travers les solutions de financement de Finance & Invest Brussels. Ou par le biais de CityDev, qui aide des entreprises à s’implanter en Région bruxelloise. Ces organismes peuvent donner la priorité à certains types d’activités.

Étendre la théorie à la Belgique

« Il serait faux de dire que rien n’a été fait jusqu’à présent », souligne la secrétaire d’État. Celle-ci met en avant la zone de basses émissions instaurée dans la capitale, et le rôle qu’a joué Bruxelles dans la réhabilitation énergétique du parc immobilier. En 2015, la Région fut ainsi la première au monde à imposer des logements passifs pour chaque nouveau projet immobilier. « Bien entendu, Bruxelles n’est qu’une petite région, sans arrière-pays. Pour bien faire, il faudrait étendre la théorie du donut à toute la Belgique, voire à l’ensemble de l’Europe. »

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