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Plan Good Move : un imbroglio qui vire à la lutte des classes
28·10·22

Plan Good Move : un imbroglio qui vire à la lutte des classes

Temps de lecture : 6 minutes Crédit photo :

NILS QUINTELIER (Belga)

Bart Eeckhout
Auteur
Guilhem Lejeune
Traducteur Guilhem Lejeune

Dans les grandes villes comme dans les petits villages, les nouveaux plans de mobilité suscitent toujours des résistances. Mais à Bruxelles, le ton devient passionné, voire carrément agressif. Comment expliquer cette situation ?

Ironie du sort : c’est précisément dans le vieux Schaerbeek, où la difficulté à concilier la densité de la population et l’intensité du trafic a récemment provoqué de tragiques accidents, que l’opposition aux nouveaux plans de mobilité de la Région de Bruxelles-Capitale atteint son paroxysme. Bornes arrachées par des riverains, échauffourées : le conseil communal, épouvanté, a finalement décidé de reporter (au minimum) la mise en œuvre d’une partie de ses réformes. Au grand dam de leurs partisans, qui bataillaient depuis des années pour rendre le quartier plus sûr et plus agréable à vivre. Le projet aura donc capoté juste avant de se concrétiser.

Voilà déjà quelque temps que la révolte couvre dans différentes parties de Bruxelles. Et elle a déjà fait des victimes. En septembre, alors qu’il se déplaçait à vélo, le député bruxellois Juan Benjumea (Groen) a percuté un bloc de béton que des opposants au plan de mobilité avaient déplacé sur la piste cyclable. Fait remarquable, les communes cèdent, l’une après l’autre, face à la grogne de la rue. À Molenbeek, Anderlecht, Jette, Forest et désormais Schaerbeek, l’administration passe ses projets au rabot quand elle ne les remet pas carrément à plus tard. Des reculades qui provoquent l’effritement progressif de composantes essentielles du plan régional de mobilité Good Move, tellement ambitieux qu’il s’est vu couronner d’un prix européen.

Se passer de sa voiture ? Oui, c’est possible, mais…

En Flandre, le lancement de nouveaux plans de mobilité enflamme tous les esprits, de Louvain à Gand. Une polarisation qui obéit dans presque toujours à un schéma figé. Ne craignons pas de verser dans le cliché : il s’agit d’une lutte politique entre les bobos et la vieille bourgeoisie ; à des aspirations écologistes et progressistes — restreindre la circulation dans les quartiers résidentiels pour les rendre plus vivables — s’oppose le camp de la droite conservatrice qui refuse le changement, accusé de nuire aux commerces locaux. En pratique, une fois que les projets ont été mis en œuvre et que les habitudes se sont installées, les choses se passent généralement bien. Dans la plupart des villes et des communes, la protestation retombe donc rapidement.

MR et PTB parlent d’une seule voix

Mais il en va autrement à Bruxelles. Notamment parce que les lignes de fracture y sont différentes, plus complexes. Dans la capitale aussi, la droite libérale, avec le MR en porte-drapeau, attise les contestations. Le parti était d’ailleurs monté au créneau lors des dernières grandes réformes, telles que l’instauration du piétonnier dans le centre-ville ou la limitation de la circulation dans le très chic bois de la Cambre.

Mais les libéraux sont loin d’être les seuls à s’opposer au plan Good Move. Le PTB-PVDA, parti de gauche radicale, se positionne également contre le projet. Lors de la manifestation qui a dégénéré dans le quartier de la Cage aux Ours, à Schaerbeek, les responsables du MR et du PTB étaient presque littéralement côte à côte, bien étonnés de se retrouver ensemble.

Le PTB affirme représenter M. Tout-le-Monde, qui ne veut pas que les choses changent et qui n’a pas d’autre solution que d’utiliser sa voiture. Une forte mobilisation à gauche qui préoccupe le PS : lui aussi entend tirer profit de l’émotion que suscite cette résistance chez les électeurs du quartier. Sans compter que le parti livre au MR une bataille féroce dont l’enjeu est d’asseoir sa suprématie dans la capitale. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les socialistes retournent leur veste dans des communes telles que Molenbeek ou Anderlecht.

La voiture, la vache sacrée de nombreux Bruxellois

A Schaerbeek, où le PS est dans l’opposition, le parti va même jusqu’à brandir l’abandon des projets comme une victoire. Un grand écart remarquable de la part d’un parti dont est issu le ministre-président du gouvernement bruxellois à l’origine du plan Good Move. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui ne manque jamais une occasion de monter au front, a saisi l’occasion pour exiger du PS qu’il fasse preuve de « cohérence » et annule le plan Good Move dans son ensemble.

Mais l’enjeu va bien au-delà de la politique politicienne. Sans tomber dans la généralisation, on peut dire que, très schématiquement, deux groupes de population s’opposent. D’un côté, des citadins sensibles à la cause écologiste, engagés et souvent très diplômés (on trouve dans leurs rangs un nombre relativement important de néerlandophones qui aiment Bruxelles) ; de l’autre, des riverains moins qualifiés qui tiennent à la voiture (parmi lesquels un nombre relativement important de Bruxellois issus de l’immigration). Ces derniers deviennent les alliés objectifs de tous ceux qui s’opposent une évolution de l’automobilité.

Cette opposition a été mise au jour à l’occasion d’un test de mobilité organisé dans le quartier maritime de Molenbeek. Un comité de quartier y a été autorisé à installer lui-même un filtre de circulation, à titre d’essai. Une déviation qui a, semble-t-il, permis d’égayer l’ambiance du quartier. Jusqu’à ce que l’administration communale mette fin à l’expérience : un autre groupe de riverains, malgré les fêtes organisées dans les rues, a vivement protesté contre ce désengorgement soudain des artères du quartier.

Une histoire de sentiments

On explique souvent cet attachement à la voiture qui caractérise le mouvement d’opposition en avançant l’argument, parfaitement rationnel, selon lequel il est tout simplement plus difficile, pour cette catégorie de population, de se passer de véhicule. Or, dans une ville où le réseau de transports publics est plutôt bien développé, cette explication peine à convaincre. Car c’est oublier un autre argument, plus délicat à mettre en avant. Nombre d’opposants aux plans de mobilité appartiennent à une classe moyenne inférieure qui s’est constituée récemment. Pour eux, la possession d’un véhicule, et le droit de pouvoir l’utiliser en toute liberté, est un symbole de progrès social. Un groupe qu’il ne faut pas confondre avec les habitants de ces mêmes quartiers qui appartiennent aux catégories de revenus les plus faibles — ceux-là ne peuvent même pas s’offrir une voiture.

La question de la mobilité prend ainsi des airs de… lutte des classes. Le phénomène n’est pas inédit : l’instauration de zones de basses émissions dans les centres-villes avait suscité des sentiments similaires. Ce qui peut se comprendre : si le fait d’interdire uniquement les vieilles voitures polluantes est peut-être souhaitable d’un point de vue écologique (même si cette solution est loin d’être idéale), cette mesure est injuste sur le plan social. En effet, elle vise essentiellement les automobilistes issus des catégories de revenu inférieures, qui n’ont pas les moyens d’acheter un nouveau modèle plus respectueux de l’environnement (ou d’obtenir une voiture de société). La question des zones de basses émissions a d’ailleurs été l’un des points sur lesquels s’est brisée l’alliance entre Groen et Vooruit à Gand.

Le vélo-cargo remplace de plus en plus souvent la deuxième voiture

Les conflits sociaux rendent le débat sur la mobilité hautement inflammable. Les arguments avancés, pourtant solides et rationnels — la limitation de la circulation permet aux familles et au quartier lui-même d’évoluer dans un cadre plus sain, plus sûr et plus calme — se heurtent à l’idée qu’il faut préserver la « liberté ». Ce qu’illustrent par exemple les comportements observés dans les quartiers de la capitale lors du dimanche sans voiture : avant même que la journée ne touche à sa fin, des automobilistes attendent impatiemment dans leur véhicule, prêts à mettre la clé dans le contact à 19 h tapantes. La « liberté » des uns — pouvoir mener une vie tranquille en ville — contrevient à celle des autres — pouvoir rentrer chez eux en voiture.

Cette fracture va bien au-delà du débat « pour ou contre la voiture ». Elle pose une question fondamentale : à qui appartient la ville ? Cette opposition donne lieu à un renversement des identités pour le moins étrange, presque comique. Des citadins (souvent) issus de l’immigration adoptent la position des « autochtones » qui entendent protéger leur quartier de l’« arrivée » de nouvelles populations — à savoir des ménages jeunes, diplômés et généralement blancs qui redécouvrent les vieux quartiers. Détail savoureux : on les appelle souvent les « Flamands », même s’ils ne parlent pas forcément néerlandais.

Ces « Flamands » suscitent la méfiance, car ils accélèrent par ailleurs le processus de gentrification, c’est-à-dire le phénomène par lequel, lorsqu’un quartier se redynamise, les habitants à faible revenu sont poussés hors du marché du logement. Ce refus du changement, qui peut parfois sembler incompréhensible de prime abord, masquerait-il en réalité la crainte de voir anéanti tout espoir de pouvoir continuer à vivre dans le quartier ? À Cureghem, où les divisions au sujet du plan Good Move ont été très vives, cette tension sociale a joué un rôle important.

Bobos à vélos contre accros à l’auto

Les partisans des plans de mobilité s’inscrivent en faux contre cette idée. À Bruxelles, ils se rassemblent au sein de comités qui militent contre l’abandon des projets. On se regarde désormais en chiens de faïence, chaque camp protestant avec brutalité — les injures pleuvent : « bobo à vélo », « accro à l’auto »… Il n’est pas exclu que l’on assiste à d’autres confrontations, comme à Schaerbeek. Encore une fois, d’un point de vue purement rationnel, ce sont les arguments des partisans de Good Move qui sont les plus solides : dans les quartiers où le trafic est restreint, la vie est plus saine, plus sûre, plus calme, plus douce.

Ils ne peuvent toutefois pas nier qu’il existe des inégalités en matière d’accès à l’information et qu’elles jouent un rôle important dans ce dossier. La région et les communes de Bruxelles n’ont ménagé ni leur temps ni leurs efforts pour associer les quartiers aux consultations. Une participation qui n’a pas porté ses fruits dans tous les cas. Car souvent, ce sont justement les citoyens engagés et impliqués qui assistent à ces consultations. Entre alors en jeu l’effet Matthieu de la démocratie participative : ceux qui sont déjà bien informés ont plus de facilité à se faire entendre.

L’idée de ne pas être entendu — à tort ou à raison — ne fait qu’ajouter encore davantage aux tensions émotionnelles que provoquent les plans de mobilité. S’ils entendent ne pas céder face à la violence des manifestations de rue, les responsables politiques seraient donc bien inspirés de commencer par revoir leur modèle de consultation.

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