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Aménagement du territoire : halte aux dérogations individualistes
16·10·20

Aménagement du territoire : halte aux dérogations individualistes

Tristan Claus est spécialiste de l’aménagement urbain et chercheur à l’UGent et à la KU Leuven. Avec cette contribution, il a remporté le prix Plandag partagé pour PlanDag 2020 – une journée de discussion annuelle néerlando-flamande sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme.

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

Photo by Ricardo Gomez Angel on Unsplash

Auteur⸱e
Laurence Hamels
Traductrice Laurence Hamels

Monsieur le bourgmestre, Monsieur l’échevin de l’Aménagement du territoire,

Chaque semaine, vous prenez le temps de recevoir vos citoyens. « Je suis à votre écoute, que puis-je faire pour vous ? », dites-vous alors. Et les premières réactions ne tardent guère : « qu’en est-il de l’urbanisation grandissante autour de Bruxelles ? », « pouvez-vous faire en sorte que les pistes cyclables soient adaptées à mon scooter électrique ? ou encore « quand aurai-je enfin droit à une place de parking pour mon camion ? ». Et aucune question ne vous rebute. C’est bien vu, l’idée étant de maintenir la plus grande proximité possible avec un maximum de citoyens en proposant une permanence hebdomadaire à la maison communale, une session sur Zoom ou en communiquant sur les médias sociaux.

Ce que vous faites est une forme de participation citoyenne qui est bien plus efficace que les canaux classiques

Je commencerai par une note positive : félicitations ! Ce que vous faites est une forme de participation citoyenne qui est bien plus efficace que les canaux classiques, car vos permanences sont accessibles à tous. De plus, ces consultations vous permettent de prendre conscience des besoins des citoyens, mais aussi des effets contre-productifs de votre politique, qu’il vous est ensuite loisible d’ajuster. En outre, vos permanences n’opèrent aucune distinction entre le niveau d’études, l’origine ou le statut socioéconomique de vos électeurs. Que vous soyez éboueur, ouvrier, banquier ou patron d’usine, cela ne fait aucune différence ; dans l’isoloir, tous les citoyens sont égaux.

Vous risquez de perdre la vue d’ensemble sur l’aménagement du territoire : halte aux dérogations individualistes de vos communes respectives.

Mais cette façon d’agir n’est pas sans conséquence. En voulant résoudre des problèmes urgents, vous, hommes et femmes politiques au service des citoyens, risquez de perdre la vue d’ensemble sur le développement du territoire de vos communes respectives. En endossant de facto le rôle de l’administration, vous affaiblissez la vision à long terme que vos propres services ont façonnée, et cela peut occasionner des conflits de compétences avec vos fonctionnaires.


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Les décisions motivées par des besoins individuels risquent de perturber ou de ralentir les processus décisionnels ordinaires au sein de l’administration communale. De plus, les citoyens qui suivent la voie classique remarqueront que souvent, les dossiers soutenus par des représentants politiques sont traités avec plus de célérité et à un échelon supérieur, ce qui engendrera de la frustration.

38,7 pour cent des députés du Parlement flamand sont également bourgmestres ou échevins.

38,7 pour cent des députés du Parlement flamand sont également bourgmestres ou échevins. Avec tout le respect que je vous dois, j’espère que vous ne comptez pas parmi ceux-là, car cela signifierait que vous êtes en mesure de traduire les intérêts strictement individuels de vos électeurs par le biais d’arrêtés et de décrets en une réglementation qui s’applique à toute la Région flamande. En effet, lorsque les règles en vigueur ne permettent plus aux députés d’aider leurs citoyens à réaliser leurs rêves urbanistiques, ils ne manquent pas d’amener les problèmes locaux à Bruxelles. Ensuite, cette casuistique donne lieu à une réglementation générique. C’est la souris qui accouche d’une montagne.

Pour savoir ce que cette thèse signifie en pratique, nous devons revenir presque soixante ans en arrière. En 1962, le Parlement belge avait approuvé pour la première fois une loi plus ou moins complète qui avait pour but de « conserver intactes les beautés naturelles du pays ». En octroyant avec force obligatoire et valeur réglementaire une affectation à chaque mètre carré de terrain, le législateur visait le ralentissement de l’occupation de l’espace et une approche axée sur la qualité. Mais dans la pratique, il en fut tout autrement.

Des dérogations en chaîne

En 1997, le gouvernement flamand a décidé, par la force des choses, d’approuver pour la première fois une vision stratégique à long terme. En application de la devise « La Flandre ouverte et urbaine », le Schéma de Structure d’Aménagement de la Flandre était censé juguler la banlieusardisation effrénée. Des règles plus strictes ont été approuvées. En 1999, le « décret portant organisation de l’aménagement du territoire » a aboli un certain nombre de règles qui ébranlaient cette vision à long terme.

Mais à l’époque, le citoyen mécontent allait voir le bourgmestre. En invoquant la devise « qui dit prescription urbanistique dit dérogation », le Parlement flamand modifiait décret sur décret. Ainsi, tout propriétaire de bâtiment dont la fonction ne concordait pas avec l’affectation avait le droit de le rénover, de le reconstruire ou de l’agrandir. Plus tard, des immeubles dont la fonction et l’affectation étaient « conformes à la zone » ont même pu devenir « non conformes à la zone », c’est-à-dire « erronés ».

Fort heureusement, la « règle du comblement » qui, entre 1972 et 1993, autorisait les nouvelles constructions entre deux habitations existantes sur des terrains non constructibles n’a pas été réintroduite. Mais la Flandre ne serait pas la Flandre si elle n’offrait pas de compensations. Actuellement, pour parachever des « murs en attente de mitoyenneté », les propriétaires peuvent encore bâtir des habitations sur des parcelles non constructibles.

la Flandre ne serait pas la Flandre si elle n’offrait pas de compensations.

Par conséquent, la politique des permanences entraîne constamment une disparité entre la vision stratégique sur la politique flamande d’aménagement du territoire et son exécution. Malgré les bonnes intentions liées au Schéma de Structure d’Aménagement, la Flandre est de loin la région la plus asphaltée d’Europe. J’en veux pour preuve l’occupation de toutes nos terres agricoles par des villas, ateliers de menuiserie, sociétés de transport, crèches, bureaux d’architectes et autres salles de fêtes. Et, ironie du sort, c’est le citoyen qui en fait les frais : morcellement croissant, manque d’eau, sécheresse et plaintes des habitants du quartier qui ne supportent pas l’odeur de fumier. Par ailleurs, la loi du marché a eu pour corollaire la hausse vertigineuse du prix des sites agricoles, devenus inaccessibles pour les jeunes agriculteurs qui débutent dans le métier. Et je ne parle même pas des nombreux embouteillages, inondations et accidents de la route.

Une somme d’intérêts individuels, à court terme et au sein de votre propre circonscription électorale, ne rendra service à personne, pas même à ce citoyen qui vous a demandé un service.

Je vous entends déjà dire : « les gens possèdent des terrains, c’est leur droit ! » Certes. De la même manière que notre écorce terrestre a droit à l’eau, que les enfants ont droit à un chemin qu’ils peuvent emprunter en toute sécurité pour se rendre à l’école et que les fermiers ont droit à un champ fertile à cultiver. C’est pour cette même raison que l’aménagement du territoire est l’un des portefeuilles les plus convoités par le monde politique. Non pas en raison de l’ampleur du budget ou du nombre de collaborateurs impliqués, mais parce qu’il touche des intérêts individuels majeurs. L’aménagement du territoire a pour vocation de servir un intérêt collectif sur le long terme. Une somme d’intérêts individuels, à court terme et au sein de votre propre circonscription électorale, ne rendra service à personne, pas même à ce citoyen qui vous a demandé un service.

 

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