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Quand le féminisme se heurte à la politique identitaire
06·03·20

Quand le féminisme se heurte à la politique identitaire

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

(cc) Pixabay

Marc Reynebeau
Auteur⸱e
Dominique Jonkers
Traducteur Dominique Jonkers

Les femmes ont légitimement des revendications particulières. Les minorités aussi. Faut-il pour autant intégrer ces revendications à un programme politique ? Un obstacle s’y oppose : la politique identitaire.

Le 8 mars a été consacré « Journée internationale des femmes » pour célébrer la combativité féministe. Qui dit combat laisse entendre que les femmes auraient encore des revendications non rencontrées. Cela paraît surprenant, puisqu’après tout, les femmes représentent un peu plus de la moitié de la population. Or nous vivons en démocratie. En théorie, donc, les femmes pourraient utiliser leur droit de vote, gagné de haute lutte, pour envoyer sur les roses ce patriarcat si oppressif. Pour en arriver là, cependant, il faudrait, dans l’isoloir, que leur identité de femme prenne le pas sur tout autre critère. Se pose alors la question suivante : les femmes politiques seraient-elles les seules légitimes à représenter les femmes ?  Et quid si cela les amène à devoir choisir entre un homme politique progressiste et une femme politique conservatrice ?

C’est bien là le dilemme, dans toute son acuité. Le social-démocrate américain Bernie Sanders, candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle américaine, y est confronté, lui aussi, mais à l’envers. On lui reproche entre autres que son programme tient trop peu compte des intérêts des citoyens afro-américains. Dans son esprit, apparemment, les projets progressistes d’égalité sociale doivent améliorer le sort de toute la population : les Afro-américains, par conséquent, mais aussi les latinos, les LGBT, les musulmans ou les migrants. Et les femmes, bien sûr.

Dans ce cas, inutile d’adopter des lois visant spécifiquement à soutenir les légitimes appels des minorités au respect et à la reconnaissance : il suffirait de faire preuve de cohérence politique dans la recherche de l’égalité, de la même manière que le souci des droits humains devrait suffire à éviter les discriminations dans un État de droit démocratique. Ce qui est sûr, c’est qu’en matière de discrimination, il ne faut pas se bercer d’illusions : tolérer les discriminations à l’encontre d’un groupe social revient à en légitimer le principe à l’égard de n’importe quel autre groupe.

Politique et identité

La vision « holistique » de Bernie Sanders se heurte d’ailleurs à un autre phénomène : la politique identitaire, phénomène protéiforme qui prend de l’ampleur depuis quelque temps. La droite politique associe généralement l’identité à un fondement culturel (la langue, par exemple, dans le plaidoyer visant à créer un « front flamand » politique), à l’histoire ou à la « tradition », comme dans le débat sur le maintien du Père Fouettard ou des marchés de Noël. Les extrémistes vont jusqu’à l’associer à la race. Pour les politiques qui considèrent que leur identité masculine est menacée, il est hors de question qu’un homme s’affuble de sous-vêtements frivoles ou d’une jupe. (Que dire alors des Ecossais, dont le kilt appartient justement à l’identité nationale et à la tradition ?). Avec de tels excès, l’identité prend un caractère essentialiste qui interdit toute discussion, tout compromis, et même tout débat politique, sous prétexte qu’elle puise sa source dans une sorte de loi naturelle.

Pour la gauche politique, en revanche, l’identité réside généralement dans la lutte contre le manque historique d’égards envers des minorités ou envers des groupes qui se voient comme des minorités méconnues, voire opprimées. Ici aussi, une absolutisation essentialiste n’est pas exclue. Ewald Engelen, professeur de géographie financière à l’université d’Amsterdam, critique cette réaction comme incarnant « le narcissisme des petites différences culturelles », qui perd de vue le conflit socio-économique, pourtant plus fondamental. Ou bien, comme se le demandait avec un clin d’œil Ive Marx, professeur de sciences sociales à l’université d’Anvers :  « La lutte des classes est morte. Mais pourquoi ? » (Waarom is de klassenstrijd dood?, De Standaard, 25 février).

Un projet politique féministe demeure indispensable

Toute médaille a son revers. Pour la philosophe Griet Vandermassen, un projet politique féministe reste indispensable, parce que le marché du travail reste fondé sur le modèle du soutien de famille, modèle qui perpétue le patriarcat social (DS Weekblad, 25 janvier). Or ce modèle du soutien de famille, tel qu’il existe encore aujourd’hui, est issu d’une certaine forme de progrès social. Dans la mise en place de l’État-providence au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on considérait comme un exemple d’émancipation sociale qu’une famille puisse s’en sortir avec un seul revenu professionnel régulier. Concrètement, l’homme allait s’en charger, libérant la femme de l’obligation de travailler – en tout cas, de travailler pour maintenir la famille à l’abri de la pauvreté. De même qu’il n’était plus nécessaire de mettre les enfants au travail pour assurer le revenu de la famille. Le revers de la médaille, c’est que les femmes se sont retrouvées « au foyer ».

À l’inverse, de nos jours, travailler à l’extérieur est certainement un facteur d’émancipation et d’intégration. Pour autant, de nos jours, un projet politique visant à augmenter le taux d’emploi en mettant au travail les « inactifs » ne sert pas d’abord un projet politique d’émancipation, mais le budget de l’État. Cela méconnait la valeur du travail non rémunéré, invisible dans les statistiques officielles. Un tel projet oublie que l’« inactivité » n’est pas nécessairement un choix délibéré, même si certains politiques n’hésitent pas se montrer moralisateurs en assimilant l’inactivité à une inutilité économique (et donc sociale), voire à la paresse ou au profitariat. La croyance largement répandue en la liberté absolue de choix de chaque individu contraste amèrement avec le mythe selon lequel les systèmes sociaux, quoique résultant de choix politiques et idéologiques, devraient être immuables. Tout doit se voir en contexte.

On n’échappe pas à la réalité

Car il y a aussi la réalité des choses. Et comme le dit la chanson de Walter De Buck, célèbre plasticien et auteur-compositeur-interprète gantois :  « C’est la réalité, et nous n’y échapperons pas ». Cette réalité, c’est que les préjugés identitaires attribuent à tel ou tel groupe de population des caractéristiques et des comportements immuables (puisque essentialistes). Cela ne facilite donc pas les choses pour les plus de cinquante ans ou pour les personnes d’origine étrangère qui veulent sortir de l’inactivité. C’est là que la réalité du préjugé rencontre celle de l’inégalité. Aucune loi ne suffira à changer la réalité des préjugés ou à éviter l’arrogance masculine dont est issu le mouvement #MeToo. Quant à la réalité de l’inégalité, c’est autre chose.

Tâchez donc de faire de votre mieux à l’école quand les enseignants, obéissant également à des stéréotypes infondés, renvoient un peu vite les enfants de groupes minoritaires vers les orientations scolaires les moins ambitieuses (De Standaard, 27 février). C’est une réalité qu’ont connu de nombreuses jeunes filles, autrefois, et surtout celles des familles pauvres. Celles-là n’avaient d’autre choix que de se mettre vite au travail. Ce fut le lot de ma grand-mère. Et cette chance manquée fut cause d’un chagrin qu’elle porta en elle toute sa vie.

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