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Et si les universitaires pouvaient écrire des livres qui plaisent?
05·02·21

Et si les universitaires pouvaient écrire des livres qui plaisent?

Bart van Loo est l’auteur de De Bourgondiërs, énorme succès critique et public vendu à plus de 230.000 exemplaires. Il a été traduit en français sous le titre « Les Téméraires » (Flammarion, trad. D. Cunin et I. Rosselin). Il y relate l’histoire des ducs de Bourgogne avec verve et érudition, dans un récit d’aventure militaire, politique et artistique qui relève tant du conte de fées que d’un Game of Thrones. DaarDaar le remercie pour sa participation à cette traduction.

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

(c) Joris Snaet

Bart Van Loo
Auteur⸱e

Deux historiens flamands, Jelle Haemers et Lisa Demets, se sont récemment offusqués de mon uchronie sur les ducs de Bourgogne (publiée d’abord en français dans l’hebdomadaire Marianne, puis en néerlandais dans De Standaard en version augmentée et améliorée, N.d.T.). Dans cette histoire alternative, j’imaginais que Charles le Téméraire ne périssait pas près de Nancy, mais poursuivait son œuvre en posant les fondements de ce qui deviendrait les États-Unis de Bourgogne.

Cette approche est anti-scientifique, ont-ils tonné. Sur ce point, je ne peux que leur donner raison : mon récit était en effet une fiction, ce que l’on appelle une histoire contre-factuelle. En somme, un texte à prendre au second degré. Mon pinot noir viendrait-il faire de l’ombre aux grands vins de bordeaux ? Allons donc. En faisant ainsi disparaître le royaume de France dans les replis bourguignons de l’Histoire, j’ai sans doute écrit le texte le plus francophobe de ma carrière. Pour le francophile que je suis, c’était une belle façon de célébrer avec légèreté les deux ans d’anniversaire de la publication de mon livre. Mais visiblement, les deux historiens ont avalé mon pinot noir de travers.

Il semble un rien absurde d’étendre la prétendue non-scientificité de mon uchronie, récit fictionnel par définition, à mon ouvrage « Les Téméraires », mais c’est pourtant ce qu’ils ont jugé bon de faire. Je me serais, selon eux, fourvoyé dans l’écriture de ce livre ; un jugement de valeur qui fait écho à une polémique lancée depuis quelque temps déjà par une poignée d’historiens adeptes de la démarche intellectuelle dite ascendante. Ceux-là me reprochent de ne pas avoir écrit mon livre en partant du « bas », c’est-à-dire du peuple. Réponse franche et sincère : en effet. Mais ce n’était pas mon propos. J’ai écrit un autre livre, en accordant certes une attention méritée à Gand et à Bruges, aux femmes et aux artistes, mais en me plaçant aussi et surtout dans la perspective des ducs de Bourgogne.

Peut-on reprocher à un auteur de choisir son angle d’attaque ? Je n’en ai pas l’impression. D’autant que les principaux experts contemporains de l’époque bourguignonne fondent eux aussi leurs recherches sur les ducs. Pourquoi nos universitaires ne réprimandent-ils pas Bertrand Schnerb ou Wim Blockmans ?

Pourquoi me faire, à moi, de nouveau le même reproche ? Et s’ils s’essayaient plutôt à l’exercice ? Écrire un pavé analogue au mien en partant du peuple, avec la même portée et en rendant, si possible, le tout un tant soit peu captivant (l’histoire ne devant pas forcément être assommante) ? Je me ferai un plaisir de les lire.

Du reste, je continue de défendre mon choix. Sans les ducs, aucune entité étatique nouvelle n’aurait vu le jour entre la France et l’Allemagne. J’ai été surpris de constater qu’une évolution aussi essentielle de notre histoire était à ce point méconnue. Comme si le pont entre les travaux scientifiques et le grand public n’avait pas été bâti.

Me reléguer au rang de simple plagiaire qui s’approprie des chroniques du moyen-âge, c’est intellectuellement malhonnête. J’aime en effet larder mes histoires d’anecdotes issues de chroniques, mais mes livres reposent essentiellement sur des travaux scientifiques. Ce n’est pas parce que je les saupoudre de détails croustillants et d’une pincée d’humour, ou parce que je donne à mes ouvrages une tournure très narrative, que l’essence même de leur contenu s’en trouve gâtée. En revanche, cette approche a pour effet d’attirer davantage de lecteurs et de lectrices vers ce même contenu.

Dans l’épilogue de mon livre, j’exprime mon admiration sans bornes pour les universitaires. Ils la méritent bien, car sans eux, mon livre n’aurait jamais pu voir le jour. Peut-être pourraient-ils, eux aussi, apprendre du récit historique. Peut-être gagneraient-ils à faire montre d’un plus grand respect et d’un meilleur esprit de collaboration. L’aide que m’a apportée Wim Blockmans, l’un des plus grands spécialistes de ce domaine en Europe, le démontre. Il m’a mis en garde contre mes propres errements et a passé mes écrits au peigne fin. Cet érudit généreux m’a beaucoup appris.

Ces derniers jours, on a beaucoup discuté sur les réseaux sociaux de la zone de tension entre les historiens académiques et leurs pendants « vulgarisateurs », comme s’il existait entre les deux catégories un infranchissable fossé. Rien n’est moins vrai. Finalement, les auteurs de l’article d’opinion auquel je me réfère ici ont avoué qu’ils avaient tout de même un certain respect pour des gens tels que Johan Op de Beeck ou votre serviteur. Puisque nous semblions donc devenus bons amis, je me suis autorisé à donner à la discussion une dimension qui dépassait largement la petite polémique autour de mon livre.

En clair : si j’avais travaillé dans une université, jamais je n’aurais pu écrire un livre comme Les Téméraires. Pourquoi ? Parce que dans le système scientifique, une telle entreprise n’apporte aucune reconnaissance à son auteur. Une problématique qui explique sans doute les tensions entre les universitaires et les écrivains « grand public ». Certains chercheurs rêvent aussi de pouvoir toucher un lectorat plus large. Marlies de Munck, philosophe de la culture à l’Université d’Anvers, l’explique très joliment dans son article « Remercions-le ciel que Bart Van Loo n’ait pas de doctorat » : « Lorsqu’un enthousiaste parvient à organiser toute cette connaissance en un seul et même récit, et à le rendre aussi passionnant, beaucoup se rappellent avec douleur qu’ils ne sont eux-mêmes jamais parvenus à concrétiser cette ambition. J’imagine assez facilement que cela puisse susciter un peu d’amertume. »

J’en arrive ainsi à mettre le doigt sur une faille du système scientifique. Une université devrait être un lieu de liberté, où intelligence et créativité se livrent une saine émulation. Aujourd’hui, la crème de notre intelligentsia se voit contrainte de publier toujours plus vite des articles toujours plus rébarbatifs, que pratiquement personne ne lit. Cette entreprise garde son intérêt, j’en sais quelque chose, mais pourquoi n’offrons-nous pas aussi la possibilité à tous ces chercheurs d’écrire à l’occasion un livre agréable, où ils peuvent compiler tout ce qu’ils ont appris et compris ?

J’ai moi-même travaillé pendant quatre ans sur ce livre à mes risques et périls. C’est le temps qu’il m’a fallu pour m’imprégner de mon sujet, le dominer. Les universitaires, par nature, maîtrisent leur discipline. Pourquoi n’écrivent-ils donc pas de livres « grand public » ? Sans doute parce que personne ne les y encourage. Ne devrions-nous pas au moins leur offrir cette possibilité ? Et pourquoi ne pas instaurer un cours de narration historique pour stimuler dès le départ les étudiants à s’engager dans cette voie ?

À l’évidence, tout le monde ne peut être à la fois un grand chercheur et un grand écrivain, et nos métiers respectifs devront nécessairement rester complémentaires. Parallèlement, j’observe dans les cercles académiques une envie d’écrire plus librement. Mais le système ne changera pas de lui-même, les universitaires devront être le moteur de cette évolution.

Imaginez : des dizaines de grands professeurs renonçant aux mérites scientifiques pour écrire des ouvrages « grand public » révolutionnaires et captivants. Et, par conséquent, un système universitaire se trouvant forcé de l’accepter et de l’honorer. Peut-être Jelle Haemers et Lisa Demets seront-ils les premiers à la manœuvre, en grands amateurs de changements sociétaux « par le bas ». Alors seulement, ils pourront dire qu’ils ont vraiment écrit l’histoire.

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