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{Pour la petite histoire} : Rencontre sous couvre-feu
17·04·21

{Pour la petite histoire} : Rencontre sous couvre-feu

Une fois par mois, DaarDaar vous propose dans sa série {Pour la petite histoire} la traduction d’un texte littéraire, à lire tranquillement le dimanche, loin de l’agitation de l’actualité hebdomadaire.

Temps de lecture : 2 minutes Crédit photo :

Photo by Michael on Unsplash

Julie Cafmeyer
Auteur⸱e
Noëlle Michel
Traducteur⸱trice Noëlle Michel

0 h 52, parc municipal. Une fourgonnette passe, s’arrête devant le banc. La vitre s’ouvre, le policier demande : « Que faites-vous ici ?

– Je réfléchis. »

Il me dévisage d’un air interrogateur, tente de deviner en un millième de seconde si je souffre de problèmes psychiatriques, si je suis droguée ou si j’ai des intentions criminelles. Je le fixe droit dans les yeux avec un regard de possédée pour faire durer le suspense. Il est beau. Comme s’il avait des ancêtres romains : une peau parfaite, un nez de caractère, des lèvres pleines, des yeux bleus et des dents saines.

« Vous réfléchissez ?

– Oui, je réfléchis.

– Et le couvre-feu ?

– Je réfléchis mieux pendant le couvre-feu. »

L’agent m’interroge de nouveau du regard. À côté de lui, son collègue indifférent joue sur son téléphone. Dans le reflet de la vitre, je distingue les boules colorées qu’il essaie d’attraper.

Le gentil policier sort du véhicule, vient s’asseoir près de moi sur le banc.

Je dis : « Je ne vais pas très bien, ces derniers temps. La tête me tourne, je souffre de vertiges. J’essaie d’apprendre à les maîtriser. Vous avez lu Le Procès de Kafka ?

– Non. Ou peut-être il y a longtemps, à l’école. J’ai oublié.

– Joseph K. est arrêté, mais il ne sait pas pourquoi. Un jour, il se rend au tribunal pour obtenir des renseignements sur son dossier. Il marche dans les couloirs et ne trouve que bulletins d’informations inutiles, règles absurdes et une foule de hauts et bas fonctionnaires qui errent sans but. Soudain, il est pris de vertiges, comme s’il avait le mal de mer. Il comprend qu’il doit partir, mais n’y parvient pas. Il s’est perdu, et l’étourdissement persiste jusqu’à ce qu’on l’aide à sortir. Comme si son corps se rebellait contre les procédures insensées élaborées dans la salle d’audience.

– Et c’est à ça que vous pensez ? » demande l’agent avec une certaine inquiétude.

« L’espace public m’angoisse. Quelqu’un peut apparaître à tout moment pour me contrôler, me faire la leçon, me dire ce que je dois faire. C’est bien que je puisse parler avec vous. Vous entrez en relation avec moi au lieu de me sanctionner. Vous la ressentez aussi, cette ambiance oppressante ?

– Oui, je comprends ce que vous voulez dire », acquiesce le policier comme s’il regrettait d’être policier. Pendant un instant, je crois qu’il va me prendre la main, mais il ne le fait pas. En silence, nous regardons deux pigeons à gorge mauve picorer le sol.

« Ça aide de lire Kafka, dis-je, selon l’un de mes amis, c’est là l’utilité de l’écrivain. Il ne s’agit pas de vouloir coûte que coûte changer la folie, mais de la décrire pour la prochaine génération. Voilà ce que Kafka a fait pour nous. » À présent, mon visage est tout près du sien. De ses beaux traits.

En rentrant chez moi, je me suis demandé s’il avait senti dans mon haleine le mélange de vodka, de prosecco et de bière.

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