Si j’acceptais de me marier avec Thomas Gunzig ? À l’autre bout du fil, la voix de mon interlocutrice trahissait l’enthousiasme nécessaire à l’émergence d’une idée aussi folle. Le plan de Literatuur Vlaanderen (organe de promotion de la littérature flamande, ndlr) était encore vague, le budget n’avait pas encore été fixé, mais il ne pouvait s’agir d’un simple coup de pub : il fallait du contenu, que l’action s’articule autour de convergences langagières entre Thomas et moi.
Je n’ai pas tout de suite consenti à ce mariage arrangé, premièrement parce que je voulais peser le pour et le contre, et deuxièmement parce qu’un léger affolement m’a envahi à l’idée de m’afficher dans une robe de mariée de deuxième main un peu trop juste, et de m’entretenir dans cet accoutrement avec des journalistes culturels (francophones, pour la plupart) avides d’explications péremptoires sur la cause du fossé littéraire qui sépare la Flandre et la Wallonie, et si je pensais que ce mariage symbolique pouvait, d’une manière ou d’une autre, contribuer à le combler.
Sa part de responsabilité
Une fois les liens du mariage noués, il m’aurait été néanmoins impossible d’avouer que j’ai ma part de responsabilité dans ce gouffre : les auteurs belges francophones qui me viennent à l’esprit se comptent sur les doigts d’une main, et Débâcle (traduction française de Het Smelt, par Emmanuelle Tardif, Actes Sud, ndlr) a été traduit en français de France, pas de Belgique (ce que certains compatriotes m’ont parfois reproché, non sans une pointe d’indignation).
Au fil des réunions Zoom avec toutes les parties concernées (Thomas Gunzig, Literatuur Vlaanderen et les collaborateurs de la Foire du Livre), où nous discutions inlassablement des détails de la cérémonie, nous avons progressivement revu nos ambitions à la baisse (entre rêve et réalité…), et je me suis souvent dit que nous aurions dû enregistrer nos entretiens, tant ils incarnaient à merveille la dynamique qui sape l’enthousiasme des Belges qui tentent quelque rapprochement : cette foutue barrière linguistique. Thomas Gunzig était manifestement gêné du fait que, lors de chaque réunion, cinq Flamands se décarcassaient pour faire part de toutes leurs intentions en français, le renvoyant ainsi à son propre cliché du Bruxellois qui ne parle pas un traitre mot de néerlandais.
Passage tragique pour les artisans de la langue
Les footballeurs se font des passes par-delà le mur linguistique, les danseurs se faufilent avec grâce entre les mailles du filet communautaire, mais pour les artisans de la langue, le passage de barrière est tout bonnement tragique : tot ziens proverbes, dictons, nuances, dialectes et, avec eux, une bonne part d’humour.
Les maisons d’édition qui publient des traductions néerlandaises d’auteurs belges francophones sont en général établies aux Pays-Bas, où la jeunesse bruxelloise, censurée de ses « putain », se retrouve soudain à jurer dans un néerlandais des Pays-Bas. Notre belgitude linguistique reste par moments impénétrable en traduction.
Ce pourrait être un premier seau de sable pour combler le fossé : traduisons chaque année quelques livres d’auteurs belges sans faire de détour par Paris ou Amsterdam. Faisons-le ici, au pays, ne serait-ce que pour montrer à l’autre communauté qu’elle en vaut la peine.
Regardez les images de ce fameux mariage sur le site de notre partenaire Flandreinfo