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« Le Roi du polar flamand », « Le Simenon de Bruges » : qui était Pieter Aspe ?
04·05·21

« Le Roi du polar flamand », « Le Simenon de Bruges » : qui était Pieter Aspe ?

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

(cc) JillWellington via Pixabay

Auteur⸱e
Fabrice Claes
Traducteur Fabrice Claes

On dit de Pieter Aspe qu’il a fait passer le roman policier flamand à l’âge adulte. Quel était le secret de l’homme décédé ce week-end ?

« Le Roi du polar flamand », « l’Appie Baantjer de Flandre », « le Simenon de Bruges » : les grands noms du monde médiatique, politique et littéraire de Flandre ne se sont pas montrés avares de superlatifs à l’annonce du décès de Pieter Aspe ce samedi.

Des chiffres à donner le tournis

En 25 ans, Aspe a sorti près de 50 romans, qu’il a écoulés à 3,5 millions d’exemplaires, des chiffres qui ont de quoi donner le tournis. L’année passée, à l’occasion de la sortie de sa biographie pour le moins savoureuse, il a déclaré à un journal local de Flandre occidentale : « J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme d’une personne au parcours atypique : le concierge de la Basilique du Saint-Sang de Bruges devenu écrivain. Un peu à l’instar du va-nu-pieds devenu millionnaire. »

L’appel du commerce n’était pas étranger à Pieter Aspe : « Commercialiser un livre, c’est une chose, se faire lire, c’en est une autre. Peu ont réussi à engranger autant de succès pendant 25 années », avait-il expliqué non sans fierté. Ce n’est pas pour rien non plus qu’Aspe, après s’être froissé avec son éditeur Manteau, a créé il y a quelques années la société anonyme Aspe, afin de pouvoir tenir les cordons de la bourse.

« Il le reconnaissait avec une franchise déconcertante : il voulait être lu par le plus grand nombre », témoigne Toni Coppers, autre grand auteur de polars flamand. « Et ces dernières années, il a de plus en plus réfléchi à propos de son métier et du respect envers les écrivains : qui mérite d’empocher l’argent ? D’où la société anonyme qu’il a fondée. Il a ainsi ouvert la voie à d’autres auteurs : lorsqu’on travaille comme un artisan, on doit pouvoir gagner sa vie. »

Un marginal désespére

Douze métiers, treize accidents. Voilà une bonne manière de résumer la jeunesse d’Aspe, de son vrai nom Pierre Aspeslagh. Arrivé à l’université de Gand pour y étudier les sciences politiques et sociales, il a jeté l’éponge dès la première année. Puis, les petits boulots se sont succédé, entre autres dans le commerce de tubes en PVC, dans le négoce de graines et de nourriture pour animaux, à la mutuelle, dans une usine textile, à la police maritime : « Je me sentais comme un marginal désespéré, et j’ai commencé à boire plus que de raison. C’était en quelque sorte la seule manière d’oublier ma misère », témoigne-t-il dans sa biographie.

Mais le vent a tourné le jour où il fut embauché comme concierge de la Basilique du Saint-Sang de Bruges. Il y a trouvé l’inspiration pour écrire un roman et le manuscrit a été sélectionné par la maison d’édition Manteau. C’est ainsi qu’en 1995, le premier roman de l’auteur de 42 ans, Het vierkant van de wraak (Le carré de la vengeance, traduit en français en 2008, NDT) reçut un accueil enthousiaste des lecteurs. En peu de temps, Aspe a réussi à conquérir un large public, avec, chaque année jusqu’en 1999, un nouveau thriller mettant en scène son fameux duo Van In-Martens. À partir de 2000, il a accéléré la cadence pour publier deux romans par an, enchaînant ainsi les récompenses, dont le prix Hercule Poirot, attribué au meilleur roman policier flamand de l’année. Et bien entendu, ses romans ont donné naissance à la série Aspe sur VTM, avec Herbert Flack dans le rôle du commissaire Van In.

Un genre plus fréquentable

« Aspe s’est précipité dans le trou béant laissé par Jef Geeraerts, analyse Toni Coppers. Les polars de Geeraerts étaient plus intellectuels, on y sentait l’effort de documentation. Pour le reste, le roman policier était plutôt une affaire d’amateurs en Flandre. Aspe a rendu le genre plus fréquentable, comme l’avait fait Baantjer aux Pays-Bas. »

Lucas De Vos, spécialiste du thriller, rejoint l’analyse de Coppers : « Aspe privilégiait les récits tirés du quotidien, il en faisait une intrigue solide et donnait vie à des personnages reconnaissables, qui menaient leur propre existence : le sombre commissaire Pieter Van In, plutôt porté sur l’alcool, son adjointe et amante – puis femme – Hannelore Martens, et son second, le brigadier homosexuel Guido Versavel, de la police brugeoise. »

« La complicité entre Van In, le cactus récalcitrant, et Hannelore fonctionnait très bien, commente Coppers. Aspe n’atténuait pas les petits défauts de ses personnages. Son style était certes empreint de testostérone, mais beaucoup de femmes aimaient le lire parce qu’il avait fait d’Hannelore une vraie femme. » De Vos : « Il y a aussi beaucoup d’éléments autobiographiques chez le commissaire Van In, comme la quête insatiable du grand amour, la soif de reconnaissance et de dévouement et la volonté de s’opposer à la bureaucratie. Mais aussi la démesure des plaisirs simples. »

Une énorme autodiscipline

Coppers fait aussi l’éloge de l’énorme autodiscipline dont Aspe faisait preuve au travail : « Chaque jour, il écrivait ses 1700 mots, six jours sur sept, quoi qu’il arrive dans sa vie privée parfois mouvementée. » Sous des airs parfois rudes, Aspe était un homme « doux et attentionné », il était « chaleureux et drôle » lorsqu’on le connaissait mieux, témoigne Coppers. Ce qu’on sait moins de lui, c’est qu’il soutenait également de jeunes auteurs. Ainsi, l’écrivain Ish Ait Hamou, ancien chorégraphe et danseur de hip hop, nous dévoile sur les réseaux sociaux tout son bonheur d’avoir été poussé par Aspe lorsqu’il a débuté dans la littérature : « Tu m’as confirmé ce que je pensais savoir, mais dont je n’étais pas entièrement certain, à savoir que j’étais fait pour l’écriture. »

Plutôt vexé d’être ignoré par la critique littéraire et le monde culturel, il avait dit, non sans amertume, dans une interview accordée au quotidien De Tijd : « Cela fait vingt ans qu’on me méprise dans les cercles culturels. Lorsque Pieter Aspe dit quelque chose d’intelligent, on interprète rarement ses paroles comme telles. Mais quand Stefan Hertmans dit quelque chose d’idiot, tout le monde écoute. »

Une âme rebelle

En 2018, Aspe avait également défrayé la chronique en critiquant vivement la Boekenbeurs, la foire du livre anversoise, où, chaque année, il constituait un excellent appât à visiteurs. Il ne voulait plus s’y rendre, notamment parce qu’il trouvait absurde de faire payer les gens pour qu’ils achètent des livres. Il a donc organisé des séances de dédicace à la terrasse d’un petit café anversois où il avait ses habitudes, en guise de rébellion. L’année suivante, il est finalement retourné à la Boekenbeurs, à contrecœur. Autant dire que le décès de Pieter Aspe au moment même où l’avenir de la Boekenbeurs est incertain relève d’un âpre concours de circonstances.

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