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Bruxelles, une région bilingue ? Sur le papier uniquement et la situation empire…
11·07·22

Bruxelles, une région bilingue ? Sur le papier uniquement et la situation empire…

Temps de lecture : 8 minutes Crédit photo :

Image par Dimitris Vetsikas de Pixabay

Auteur⸱e
Guilhem Lejeune
Traducteur Guilhem Lejeune

À la veille de la Fête de la communauté flamande, le vice-gouverneur de Bruxelles, Jozef Ostyn, adresse une mise en garde dans son dernier rapport annuel : la situation des services en néerlandais dans les administrations locales bruxelloises ne cesse de se dégrader. Sans compter qu’en ce qui concerne le respect des lois linguistiques, on observe de plus en plus de problèmes structurels. « Mais je ne me décourage pas. Mon travail a une importante fonction d’alerte. »

Jozef Ostyn, 55 ans, qui a notamment assuré les fonctions de chef de cabinet de Brigitte Grouwels (CD&V), ancienne ministre du gouvernement bruxellois, occupe depuis exactement dix ans le poste de vice-gouverneur de Bruxelles. Lorsqu’il nous reçoit, au dernier étage du bâtiment Park Atrium, non loin de la gare Centrale, de sombres nuages s’amoncellent au-dessus de son bureau, comme une allégorie du contenu de son dernier rapport annuel, publié la semaine dernière.

Rares sont ceux qui connaissent votre rôle. Seule Bruxelles est dotée d’un vice-gouverneur…

JOZEF OSTYN : « Il existe aussi, dans le Brabant flamand, un poste de gouverneur adjoint francophone, dont la compétence porte sur les communes à facilités. Nous sommes tous deux des successeurs du vice-gouverneur de la province du Brabant, lorsqu’elle existait encore. »

Comment décririez-vous vos fonctions à ceux qui ne les connaissent pas ?

« J’ai coutume de dire que je veille au respect de la législation sur l’emploi des langues en matière administrative dans le cadre des recrutements ou des promotions au sein des administrations locales bruxelloises : du point de vue de la loi, tous les fonctionnaires se doivent d’être bilingues.

Concrètement, il faut qu’ils soient, à leur niveau, titulaires d’un certificat linguistique, délivré par le Selor (l’organisme fédéral chargé de la sélection et des examens), attestant de la connaissance de l’autre langue nationale. C’est le fondement objectif sur lequel je m’appuie pour décider de suspendre une nomination ou non.

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Je m’occupe par ailleurs des plaintes introduites par celles et ceux qui sont confrontés à des problèmes liés à l’utilisation des langues à Bruxelles, c’est-à-dire à des violations de la législation que j’évoquais.

« Du point de vue de la loi, tous les fonctionnaires se doivent d’être bilingues. »

Mes fonctions sont un peu mieux connues que par le passé, notamment parce qu’un certain nombre de campagnes de sensibilisation ont déjà été menées, et parce que la publication de mon rapport alimente, chaque année, le débat au niveau politique.

D’ailleurs, même s’il reste faible en termes absolus, le nombre de plaintes augmente : d’une dizaine de dossiers au cours des années précédentes, on est passé à 23 en 2020, puis à 33 en 2021. Mais, de fait, mon poste est essentiellement administratif. Les citoyens ne me voient pas souvent intervenir en public. »

Il ressort de l’édition 2021 de votre rapport annuel que vous avez examiné quelque 3 500 décisions relatives au personnel des administrations locales bruxelloises au regard de cette fameuse législation sur l’emploi des langues en matière administrative. Et 60 % d’entre elles ont été suspendues.

« Les années précédentes aussi, on oscillait autour des 60 %. Seuls 18 % des décisions sont conformes à la législation sur l’emploi des langues, et j’ai toléré temporairement 22 % des nominations — des engagements contractuels de courte durée, au maximum un an.

Tant du côté des néerlandophones que des francophones, on constate une différence considérable entre les nominations statutaires, qui sont, pour les trois quarts environ, conformes à la législation, et les recrutements contractuels, pour lesquels seuls 10 % ou moins des personnes concernées sont titulaires du certificat du Selor attestant la connaissance de l’autre langue nationale, pourtant obligatoire. (Voir le graphique ci-dessous pour plus de détails) »

 

Évolution du nombre d’engagements approuvés (vert), tolérés (vert pâle) et suspendus (pour violation des lois linguistiques) (rouge) au sein du personnel des communes et des CPAS de la région bruxelloise.

Source : Rapport du vice-gouverneur de l’arrondissement administratif Bruxelles-Capitale relatif à l’année 2021


« Les CPAS recrutent très peu de statutaires : presque tous les salariés sont contractuels. Au niveau des communes, le rapport est un peu plus équilibré. Dans les CPAS, j’ai ainsi dû suspendre ou tolérer temporairement 94 % des recrutements contractuels, en 2021, pour défaut de conformité — aussi bien du côté des francophones que des néerlandophones, soit dit en passant.

« Dans les CPAS, j’ai dû suspendre ou tolérer temporairement 94 % des recrutements contractuels, en 2021, pour défaut de conformité. »

Les contractuels, tout particulièrement, obtiennent parfois le certificat linguistique du Selor dans les années qui suivent leur recrutement. L’année dernière, par exemple, nous avons reçu 87 certificats rétroactivement pour la même année, et un peu moins de 60 pour les années précédentes. Mais ces chiffres ne sont pas complets, car les administrations ne sont pas tenues de communiquer l’obtention de certificats après coup. »

Absurdités linguistiques : un guichet à part pour les Flamands de Bruxelles ?

Lorsque vous suspendez une nomination, cela ne signifie pas pour autant que la personne en question n’obtient pas le poste.

« Si je suspends un recrutement, les administrations locales peuvent reconfirmer leur décision. Dans ce cas, les communes doivent la communiquer à la Région, et les CPAS à la Commission communautaire commune, la CCC (un organisme public bilingue qui traite des questions communautaires dans la Région bruxelloise, NDLR). Celles-ci peuvent alors invalider le recrutement. Les administrations locales reconfirment leurs décisions presque systématiquement. Au niveau régional, on ne prend aucune décision : on se contente d’attendre l’échéance du délai. »

Cette situation doit être très frustrante, pour vous.

« (Avec fougue) On me pose souvent la question, mais non. Ça peut conduire à se demander : « À quoi bon ? ». Mais en réalité, mon travail a une importante fonction d’alerte.

C’est l’un des facteurs, avec la prime linguistique, qui encouragent les postulants à obtenir le certificat.

Car imaginez que ce contrôle n’ait pas lieu : tout se ferait en français et la loi serait allègrement bafouée. Mon rapport annuel permet d’éviter qu’on ne mette ces problèmes sous le tapis. En ce sens, c’est une incitation, à la fois au niveau politique, à l’échelon de l’administration et à celui des personnes concernées, de s’efforcer de faire les choses dans les règles.

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Ceux qui sont fondés à ressentir de la frustration, ce sont surtout les citoyens qui ne sont pas accompagnés dans leur langue. Les plaintes sont plus nombreuses qu’auparavant.

L’un des motifs de satisfaction, dans ce travail, c’est de constater que les personnes qui introduisent une plainte sont à la fois étonnées et heureuses que quelqu’un prenne leur réclamation au sérieux. Et lorsque je parviens à résoudre un problème, elles en sont très reconnaissantes. »

Ça doit être une source de motivation, pour vous.

« Bien entendu. Ma position de principe, c’est que les citoyens ont le droit d’exiger de l’administration qu’elle respecte ses propres lois.

Sur une note plus positive, on constate, ces dernières années, que les directions du personnel des communes et des CPAS bruxellois dialoguent davantage avec nous. Elles se demandent comment elles peuvent agir. Récemment, j’ai ainsi reçu le dossier d’un contractuel dont le contrat avait déjà été prolongé quelques fois. Et il était indiqué, dans la décision : « Nous avons inscrit cette personne à un examen linguistique du Selor. »

La commune avait donc elle-même pris les choses en main. Je pense qu’il est extrêmement important que les services du personnel orientent les gens vers le Selor et les aident à surmonter des craintes qui n’ont pas lieu d’être. »

Avec 60 % des nominations suspendues, il reste tout de même beaucoup à faire… Qu’est-ce qui pourrait, à vos yeux, constituer une solution pérenne qui permettrait aussi bien aux francophones qu’aux néerlandophones d’être accompagnés dans leur langue à Bruxelles ?

« Pour être pérennes, les solutions doivent faire l’objet de concertations à tous les niveaux politiques. À commencer, ce n’est pas une surprise, par l’enseignement. Mais attention, je ne souscris pas au raisonnement selon lequel « on ne trouve pas de personnes bilingues ».

Je ne dis pas que c’est faux, simplement que ce n’est pas une excuse. L’enseignement relève de la compétence des régions. Quand on sait que seuls 8 % des diplômés de l’enseignement secondaire francophone à Bruxelles maîtrisent le néerlandais, il est difficile de nier qu’il y a un problème. Surtout quand l’enseignement de cette langue a lieu dès la troisième année.

« Seulement 8 % des diplômés de l’enseignement secondaire francophone à Bruxelles maîtrisent le néerlandais. »

À côté de cela, je pense aussi que les services régionaux tels qu’Actiris ont un rôle important à jouer pour encourager les demandeurs d’emploi à suivre des cours de langue. Les communes et les CPAS doivent évidemment continuer à imposer le bilinguisme.

En ce moment, on entend trop souvent dire : « Cette situation, je n’y peux rien. » Mais la seule solution, c’est que chacun prenne ses responsabilités.

Le monolinguisme affligeant des ministres francophones

Je voudrais évoquer un autre élément des tendances négatives qui s’inscrivent dans le long terme : les communes et les CPAS sont de moins en moins nombreux à respecter la parité au niveau de la direction (en 2021, le vice-gouverneur a suspendu trente nominations de ce type pour violation de la parité linguistique, NDLR).

Ceux qui le font, dans les deux catégories, se comptent sur les doigts d’une seule main. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a probablement des explications à cette situation, par exemple la concurrence avec la Flandre, où certaines fonctions sont mieux rémunérées. Pourtant, ces dirigeants sont un modèle pour leurs subordonnés. »

Vous ne semblez pas prôner le bilinguisme du service plutôt que des personnes, ce que d’aucuns appellent pourtant de leurs vœux.

« D’abord, avec cette solution, les services offerts ne seraient pas bilingues pour autant : quid lorsque les néerlandophones tombent malades ou partent en vacances ?

Ensuite, je réfute le postulat selon lequel il est irréaliste, dans la région bilingue qu’est Bruxelles-Capitale, où travaillent aussi de nombreux navetteurs flamands, d’exiger des agents de la fonction publique qu’ils soient bilingues. »

Récemment, BX1 a indiqué qu’un quart des postes au sein des CPAS de Bruxelles n’étaient actuellement pas pourvus. Si on trouve un candidat qui ne dispose pas du certificat linguistique, ne vaut-il mieux pas l’engager plutôt que de laisser la place vacante ?

« Si l’on suit cette logique, on pourrait aussi engager des personnes ne sachant ni lire ni écrire. Si l’on ne maîtrise pas les deux langues, on ne peut s’occuper que des francophones.

La question à se poser est très concrète : l’administration est-elle au service des citoyens, ou les citoyens au service de l’administration ? Je pars du principe qu’il faut retenir la première de ces options. »

Mais les choses changent-elles, peu à peu, pour les néerlandophones de Bruxelles ?

« Je parviens tout de même à solutionner un certain nombre de plaintes et de problèmes, de temps à autre, et je veille à ce que des difficultés spécifiques ne tombent pas aux oubliettes. Est-ce pour autant que j’arrive à résoudre tous les problèmes des néerlandophones à Bruxelles ? Non : comme je l’évoque dans mon rapport, ils ne font que s’intensifier, malheureusement.

Il y a les réclamations ponctuelles — monsieur ou madame Untel s’est vu délivrer un permis de conduire dans la mauvaise langue —, mais nous sommes aussi, et de plus en plus, confrontés à des problèmes structurels. Notamment la configuration de l’informatique, ou les connaissances linguistiques des policiers.

« Il est particulièrement difficile d’accepter que les services publics chargés de sanctionner les citoyens qui ne respectent pas la loi ne s’y soumettent pas eux-mêmes »

À l’époque où il existait encore une police communale, presque tous ses agents étaient bilingues. Ce chiffre s’est effondré au cours des vingt dernières années. Je suis bien conscient que cette situation s’explique par toutes sortes de raisons. Et ce n’est pas moi qui vais vous dire que les chefs de corps — dont bon nombre sont d’ailleurs néerlandophones — ne s’en préoccupent pas. Mais le problème existe bel et bien. Il est particulièrement difficile d’accepter que les services publics chargés de sanctionner les citoyens qui ne respectent pas la loi ne s’y soumettent pas eux-mêmes.

Si vous me demandez si les gens sont mieux ou moins bien accompagnés dans leur langue que par le passé, la situation s’est malheureusement empirée. Nous sommes sur la mauvaise pente. On ne peut pas ignorer les faits. Désormais, environ un tiers des plaintes que je reçois visent ainsi l’Agence régionale bruxelloise du stationnement. »

Les Flamands de Bruxelles en 4 archétypes

Qu’est-ce qui pose problème, en ce qui concerne la langue ?

« Tout. Les règles les plus élémentaires de la législation sur l’emploi des langues en matière administrative sont foulées aux pieds. Parking.brussels envoie des amendes rédigées en français non seulement aux néerlandophones de Bruxelles, mais aussi aux néerlandophones de la région linguistique flamande (la Flandre, NDLR). Et même lorsqu’on leur reproche d’avoir utilisé la mauvaise langue, ils refusent de transmettre une traduction. Ils disposent bien d’un service néerlandophone des réclamations, mais il est pour ainsi dire injoignable. Et ainsi de suite…

Ils se défendent aussi — c’est un argument qu’ils répètent à tout bout de champ — qu’il y a eu « un problème avec leur système informatique ». Bpost se comporte de la même manière. Or, l’informaticien qui a configuré le système n’est pas un spécialiste de la législation linguistique : il ne fait qu’exécuter les ordres qu’il reçoit.

Quand je reçois une plainte, je suis cantonné à un rôle de médiateur. Mais il arrive qu’on ne réponde même pas à mes demandes (Brutélé ou Parking.brussels, par exemple), auquel cas je ne peux même pas jouer ce rôle de conciliateur.

Le principe fondamental que j’applique, quand je traite une plainte, c’est d’écrire aux hauts fonctionnaires dirigeants. Mais si je constate un problème d’ordre structurel, j’en informe également le niveau politique. C’est ce que j’ai fait dans le cas de Parking.brussels, dont le ministre de tutelle est Elke Van den Brandt (Groen, ndlr). Elle m’a fait savoir que ses services étudiaient le dossier. »

Le rapport annuel du vice-gouverneur est accessible ici.

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