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03·03·16

Chers journalistes, et si vous faisiez votre boulot?

Temps de lecture : 6 minutes Crédit photo :

(cc) Judy van der Velden

Le nombre de crimes haineux à l’égard des musulmans a doublé. C’est Unia qui le révélait la semaine dernière. La manière dont les médias diffusent les informations n’y est pas étrangère. Le temps de la réflexion et de l’introspection est venu. Grand temps aussi de pratiquer un journalisme critique digne de ce nom.

Deux mois après la fameuse nuit de la Saint Sylvestre à Cologne, septante-cinq suspects ont été identifiés et trois d’entre eux sont parus hier devant le juge. À l’heure actuelle, treize suspects ont été arrêtés. Un seul est accusé de délit sexuel. Une récolte plutôt maigre. Peu après le Nouvel An, certains médias avaient parlé de mille agresseurs. Aujourd’hui, le journal parlé de la VRT faisait état de plusieurs centaines d’agresseurs. En pratique, leur nombre se limite donc actuellement à septante-cinq. Mais que se passe-t-il donc ?

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« En ce qui concerne les événements de Cologne, les médias nous ont menés en bateau. » C’est la conclusion amère que tire Steven De Winter, ancien chef de la rédaction étrangère du journal NRC et administrateur de Stichting Media Ombudsman Nederland. La manière dont les demandeurs d’asile syriens ont été montrés du doigt début janvier, le nombre impressionnant d’agresseurs supposés et le caractère prétendument organisé des actes accomplis : tous ces éléments sont contredits par les faits ou largement exagérés, souligne De Winter.

Nous, les médias

Entre-temps, quelques journalistes ont eu le courage de l’admettre. Bart Eeckhout a battu sa coulpe quant à la manière dont les médias ont parlé des agressions de Cologne. « Nous avons manqué à notre devoir. À propos de “Cologne”. “Nous”, comme dans : “nous, les médias”. Y compris moi, dans mon petit coin du journal », écrivait Eeckhout courageusement. Une attitude que peu de ses collègues ont soutenue. La presse flamande n’a pas ressenti la nécessité de mener une introspection sérieuse, et moins encore de rectifier le tir.

Jusqu’à présent, aucune leçon n’a été tirée de cette affaire. Au contraire. Certains incidents mineurs sont rapportés de la même manière que les événements de Cologne. Pensons à l’incident à la piscine de Coxyde. Toute la presse a parlé de l’agression d’une jeune baigneuse par un demandeur d’asile, et Theo Francken a aussitôt annoncé qu’un chauffeur était en route pour cueillir le suspect. Après coup, tout l’incident s’est dégonflé. Les parents de la jeune fille n’ont pas porté plainte et le parquet a estimé qu’il n’y avait pas motif à poursuite.

« L’incident du foulard »

Le week-end dernier, un centre d’accueil à Bourg-Léopold (Limbourg) a été le théâtre d’une bagarre. Tous les journaux ont parlé d’une dispute opposant un groupe d’Afghans et un groupe constitué d’Irakiens et de Syriens. Ils connaissaient même l’élément déclencheur de la bagarre : le fait qu’une jeune Syrienne ne portait pas de foulard.

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Il ne faut pas réfléchir longtemps pour se rendre compte que cette histoire ne tient pas la route. Tout conflit a pour caractéristique que les parties en présence évoquent d’autres causes que les motifs réels. C’est le B.A.-BA de la psychologie. De telles interprétations contradictoires des causes du conflit font partie intégrante du conflit lui-même. Le motif concret fait donc au moins l’objet de versions différentes. Mais cela, la presse n’en a pas parlé. Ni du fait que dans ce centre d’accueil résident de nombreuses femmes qui ne portent pas le foulard.

De plus, il est peu crédible qu’une simple discussion sur un foulard dégénère en un conflit collectif d’une telle ampleur. Et même si l’on admet que le foulard a été l’élément déclencheur, d’autres formes de dissensions ont certainement joué. Lesquelles ? Mystère. La version d’une bagarre collective causée par une histoire de foulard est celle qui a finalement été servie au public.

Au conditionnel

Pourtant, la première règle à suivre pour les journalistes est la suivante : en cas de doute concernant un élément déterminé, mieux vaut ne pas en parler. Ou d’au moins préciser qu’il n’est pas certain. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. Sur deredactie.be, le site de la VRT, l’article sur la bagarre de Bourg-Léopold est introduit comme suit : « Une centaine de personnes ont été impliquées dans une bagarre vendredi soir dans le centre d’accueil pour réfugiés de Bourg-Léopold (Limbourg) (…). En cause une dispute entre des réfugiés afghans et syriens sur le port du foulard. » L’information n’a même pas été mise au conditionnel.

Une fois de plus, on peut y voir une forme de tromperie. Avant que les faits ne soient vraiment connus, on impose au public une version non vérifiée de ces faits, une version qui détermine la suite du débat. Et tous ceux qui mettent en cause la manière dont le débat est encadré se voient reprocher de refuser de voir la vérité en face. De cette manière, toute remise en question critique est stoppée net et la contrevérité peut être présentée comme étant la vérité.

La manière dont les faits sont sélectionnés suscite bien des questions également. Pourquoi une (banale) bagarre fait-elle tout à coup la une de la presse nationale ? Pourquoi le moindre comportement (prétendument) délinquant de la part des demandeurs d’asile est-il monté en épingle jusqu’à en devenir une affaire d’État ? Pourquoi tant parler des méfaits dont “ils” se rendent coupables et passer sous silence ceux que “nous” commettons ?

Démagogie

Le travail de journaliste implique de faire une sélection car il est tout simplement impossible de rendre la réalité dans sa totalité. La diffusion d’informations impliquera dès lors toujours une part de subjectivité. Il y a toujours un moment où la rédaction choisit de diffuser une information, ou de s’abstenir de le faire. Les actualités que l’on nous donne à voir, à entendre ou à lire sont donc toujours un certain reflet d’une part limitée de la réalité. Il s’ensuit que par définition, le public se forme une image de la réalité globale sur la base d’un reflet sélectif de cette réalité.

Ce processus est inévitable parce qu’il est propre aux médias et même à la langue en général. Mais il pose problème dès lors que la conscience critique disparaît dans le chef du journaliste quant à la sélection qu’il opère. Le problème devient encore plus sérieux lorsqu’une perspective ne peut plus être alternée avec une autre. Le débat démocratique disparaît et l’information cède alors la place à la démagogie.

La manière dont la presse parle des migrants après les événements de Cologne ne touche pas à la démagogie, elle est démagogie. Sur la base d’une sélection très restreinte de faits, le peuple (demos) est mené (agogos) vers une narration spécifique dans laquelle le réfugié est systématiquement présenté comme criminel, pervers, barbare, primitif et dangereux. Ce processus s’effectue en premier lieu en distillant les informations depuis une sélection très restreinte d’événements. Et en deuxième lieu en omettant l’examen factuel de ces événements.

Frontières morales

Tout cela n’est pas sans conséquences sociales. « Deux fois plus d’agressions et de violence contre les musulmans », titre De Standaard aujourd’hui. Els Keytsman, directrice d’Unia, est formelle dans les colonnes du Standaard : « Les frontières morales semblent disparaître, les écluses sont grand ouvertes. Ce qui se faisait autrefois dans l’ombre se produit aujourd’hui au grand jour et sans gêne. Proférer des menaces à l’égard des musulmans, les harceler, les brutaliser ? Pas de problème. Une telle attitude est parfaitement légitime et justifiée, estiment certains. La distance par rapport à l’autre se creuse. »

Keytsman évoque notamment les propos provocants tenus par Theo Francken sur Twitter. En tant que secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, il brosserait une image très unilatérale et négative des réfugiés, si l’on en croit Keytsman. On ne peut nier en effet que Francken est toujours prompt à tweeter sur les incidents qui impliquent des migrants et à proposer des mesures musclées. Souvent, on peut y voir une partie de ping-pong avec les médias. La presse signale l’incident, Francken réagit. La presse tient un scoop, Francken peut se profiler : tout le monde est content. Il n’est plus guère question d’une quelconque réflexion critique, d’une distance ou de questions embarrassantes à l’adresse de Francken ou à propos des incidents concernés.

De cette manière, les médias ont une responsabilité particulièrement lourde dans la surenchère de la haine et de la violence. Non seulement l’information tendancieuse attise la haine, elle la légitime. Jour après jour, le discours d’extrême droite se déplace vers le centre et le racisme le plus primitif est assimilé au “courage de dire la vérité”. Ce n’est pas un hasard si Bart Eeckhout a comparé les événements de Cologne à l’incendie du palais du Reichstag.

Il est donc temps que les journalistes prennent leurs responsabilités. Ils doivent reprendre leur rôle de filtre critique et ne plus servir de mégaphone à tout ce qui passe pour être l’opinion publique. Cela ne signifie pas qu’ils doivent devenir des porte-parole neutres qui communiquent les faits tels qu’ils sont. Une telle démarche est d’ailleurs impossible. Mais il faut avant tout une approche critique des faits. Le questionnement doit l’emporter sur la constatation, la critique doit être préférée aux conclusions hâtives. Et il faut mener une réflexion approfondie sur la manière dont la sélection des faits d’actualité contribue à une narration déterminée.

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