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21·10·15

A Kigali, Stromae a chanté puis s’est tu

Temps de lecture : 4 minutes Crédit photo :

Lors de son concert samedi soir, Stromae a fait allusion explicitement à son père pour la première fois en lui dédiant la chanson « Papaoutai ». Mais durant la brève conférence de presse qui a précédé l’événement, la star est restée muette sur la mort de ce dernier ainsi que sur la question du génocide rwandais.

(en.wikipedia.org)

Anne Balbo
Traductrice Anne Balbo

En concert à Kigali, l’artiste belgo-rwandais Stromae a fait un tabac. Quinze à vingt mille fans en délire ont chanté et dansé au rythme des « Papaoutai », « Formidable » et autres « Quand c’est ». Mais de quoi Stromae a-t-il parlé ? Ou pour mieux dire, de quoi n’a-t-il pas parlé ?

Le concert prévu il y a quatre mois avait dû être reporté en raison des problèmes de santé de la star durant sa tournée africaine. Ce n’était que partie remise. Le Rwanda se retrouverait donc bientôt au cœur de l’actualité pour enfin autre chose qu’un génocide perpétré il y a 21 ans, que son implication dans les guerres au Congo ou que sa politique répressive. Une aubaine pour le régime ? Pas si sûr. Il se trouve en effet que la culture rwandaise accorde davantage d’importance aux non-dits qu’aux habituels remous des tourbillons médiatiques.

Son père

Le destin a voulu que le concert de Kigali vienne clore la tournée mondiale du chanteur, baptisée Racine Carrée, en référence à son second opus. Un hasard, dont Paul Van Haver, alias « Stromae », a ressenti la valeur hautement symbolique samedi soir. Son père, Pierre Rutare, a en effet été assassiné il y a 21 ans à Kigali durant le génocide des Tutsis et la vague de massacres perpétrée au Rwanda en 1994.
Le jeune Paul avait confié à plusieurs reprises n’avoir conservé que très peu de souvenirs de son père, un architecte rwandais de renom qui avait étudié à Bruxelles avant de repartir dans son pays natal quelques années plus tard. Dans l’intervalle, il avait bien sûr fait la connaissance de la mère de Stromae. Paul a vu son père pour la dernière fois quand il avait cinq ans. C’était lors d’un voyage au Rwanda en compagnie de sa mère, bien avant que l’actuel pouvoir en place – dans le camp des rebelles à l’époque – fasse basculer le pays dans la guerre.
Ces derniers jours, Pierre Rutare a été présenté dans la presse progouvernementale rwandaise -la seule qui subsiste encore aujourd’hui- comme un homme opprimé par l’ancien régime en raison de son appartenance à l’ethnie tutsi. En réalité, il menait une très belle carrière d’architecte et construisait des villas dans le quartier résidentiel de Kimihurura. Il avait même été choisi pour ériger un monument sur le principal rond-point de Kigali. Ce monument très connu a toutefois été démoli en 2005 (par l’actuel pouvoir en place, donc). Pierre Rutare faisait ainsi partie du milieu des affaires à Kigali et son bureau d’architecte parrainait également une grande équipe de basket-ball.
Les circonstances de la disparition de Pierre Rutare en avril 1994 restent floues. Ce qui est sûr, c’est que ce Tutsi au destin enviable représentait une cible de choix pour les Interahamwes, les miliciens responsables du génocide rwandais. Une grande partie de sa famille a eu la chance de survivre à cette tragédie – contrairement aux affirmations de certains articles qui prétendent que Stromae est le seul survivant de sa famille. Selon la presse progouvernementale, trois des quatre autres enfants de Pierre Rutare vivent en Europe. L’un des demi-frères de Stromae est un chanteur traditionnel au Rwanda.

Le silence de Stromae

Lors de son concert samedi soir, Stromae a fait allusion explicitement à son père pour la première fois en lui dédiant la chanson « Papaoutai ». Mais durant la brève conférence de presse qui a précédé l’événement, la star est restée muette sur la mort de ce dernier ainsi que sur la question du génocide rwandais. Le chanteur n’a accordé aucune interview privée et la presse a été soigneusement tenue à l’écart lors des visites prévues aux membres de sa famille et au mémorial du génocide à Kigali. À un point tel que nul ne peut confirmer la réelle présence de la star dans ce lieu de mémoire.
Stromae aura donc beaucoup chanté et peu parlé, ce qui est surprenant. Car à l’approche du concert de la plus grande star de tous les temps au Rwanda, la presse progouvernementale avait essayé très explicitement de présenter le concert et la visite de Stromae comme un soutien au régime actuel.
Il semble manifeste que le chanteur belgo-rwandais est parvenu à tirer son épingle du jeu. Le régime aurait-il sous-estimé sa connaissance de l’histoire ?
Malgré la présence au concert de la First Lady, Jeanette Kagame, il n’y aura eu aucune rencontre officielle, ou du moins pas en présence des caméras. Toute référence au génocide et à la situation politique actuelle a été soigneusement balayée du revers de la main. Stromae a même évité tout contact (avec la presse) en dehors de la scène, à l’exception de la conférence de presse parfaitement huilée qui a eu lieu avant le concert.
Son attitude a suscité pas mal de critiques dans les médias sociaux (rédigées uniquement dans la langue kinyarwanda), certaines personnes allant même jusqu’à affirmer qu’elles ne le considéraient pas (plus) comme un « vrai Rwandais ».
Stromae aura donc honoré son contrat : il est venu interpréter ses plus grands tubes au Rwanda et offrir une soirée inoubliable à quelques milliers de fans. Ni plus ni moins.
Des fans qui ne comptaient toutefois que des citoyens aisés ou des étrangers installés à Kigali. Le prix des billets compris entre 2,5 et 80 euros était certes dérisoire pour la classe moyenne et les Rwandais les plus nantis, mais absolument impayable pour les deux tiers de la population, qui vit avec moins de 1 euro par jour. Cet argent leur sert notamment à subvenir aux besoins de leur progéniture dans un pays où la moitié des enfants de moins de cinq ans souffre de malnutrition chronique.
C’est cela aussi le Rwanda. Et l’euphorie suscitée par la venue de Stromae à Kigali n’y aura rien changé.

Article en V.O. sur deredactie.be écrit par Peter Verlinden, journaliste de la VRT spécialiste du Rwanda.

Traduit du néerlandais par Anne Balbo

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